Son vrai nom était Gertrud Käthe Chodziesner, mais elle restera à tout jamais Gertrud Kolmar. Elle était (précision qui ne doit pas nous cacher l'importance de son oeuvre) la cousine de Walter Benjamin, qui l'admirait profondément. De son vivant, ses écrits sont restés par force clandestins, ignorés. Ce qu'elle nous a laissé ? Des poèmes lyriques, des lettres, des récits. Et surtout ce roman étrange, entrechoqué et sombre, La Mère juive. Des renseignements biographiques nous apprennent que l'auteur partageait plus d'un trait de son passé avec son personnage : le parallèle, le décalque trop facile, nous devons l'écarter non sans une certaine répugnance, car de ce qui n'aurait pu être qu'un fait divers intime, Gertrud Kolmar a fait une image forte et inoubliable, dépassant largement son cas individuel et privé, une image que l'époque et l'horreur (les deux allant toujours ensemble) traversent comme des jets de lumière vive, presque expressionnistes.
C'est, dans le vaste Berlin où la rapidité urbaine peut si vite se mêler à des impressions de campagne, l'histoire de Martha Wolg. Martha est juive, elle a épousé un Allemand qu'elle n'aimait pas réellement et qui est mort ; lui reste de cette union un enfant, une petite fille, Ursa (diminutif d'Ursula), sept ans, autour de laquelle tourne toute l'existence de sa mère, qui travaille désormais comme photographe d'animaux. Dans cette vie difficile, où Martha, femme dure et âpre, affronte l'indifférence haineuse de sa belle-famille et l'hypocrisie bien enracinée de la foule berlinoise, Ursa est sa seule étoile, presque l'unique vecteur de parole vraie et aimante, l'être humain qui donne encore espoir et sens à l'écoulement des jours. Et puis un soir, Ursa disparaît. Martha s'inquiète, s'enfonce progressivement dans la panique, devient cette mère qui arpente les rues et interroge les passants, toute à son idée fixe, n'étant plus que cela, une mère dépossédée, mutilée, qui ne peut se résoudre que dans la fuite tourmentée à travers la ville impassible et parfois même cruelle. Ursa est finalement retrouvée dans un petit cabanon près d'une décharge, violée et en état de totale prostration. A l'hôpital, ne pouvant supporter les crises de terreur de son enfant désormais enfermée en elle-même pour se protéger du monde extérieur, Martha décide d'abréger les souffrances de son enfant. « In seinen Armen das Kind war tot » : sauf que Martha n'a pas même de roi des Aulnes à pouvoir accuser, pas de nom, pas de visage, rien qu'une hypothétique silhouette qui peut être partout et donc nulle part, un fantôme abominable que la minceur des faits et le flot quotidien de violence des grandes villes mettent parfaitement à l'abri de toute possibilité de vengeance. Ne restent plus que ces paysages crépusculaires, presque morbides, hantés par le lent pourissement de la végétation et la ruine future des bâtiments, dans lesquels Kolmar, sous la fausse impression de naïveté des descriptions, creuse lentement le malaise de son lecteur, jusqu'à l'enrouler dans l'irrémédiable chute de cet univers, où un papillon ou une musaraigne deviennent autant de symboles choisis par les personnages eux-mêmes, à la fois puérils et poignants. Dans toutes les étapes du deuil, de la douleur et de la vengeance, que Gertrud Kolmar fait évoluer avec un soin attentif et patient, dans une prose dure et soignée, sans aucune fioriture lyrique, pour ne rien laisser de côté de l'effondrement de la mère, Martha aura beau essayer, en se mentant à elle-même, de poursuivre sa vie : mais l'homme qu'elle rencontre et qu'elle s'efforce d'aimer ne sera en fin de compte que l'usurpateur tentant de l'arracher à l'omniprésence vivace du cadavre de sa fille, et rebaptisée Myriam (la soeur de Moïse) ou Léa (l'épouse de Jacob), elle ne pourra que se résoudre à n'être, en dépit de tous ses efforts, qu'un enfant d'Israël, un de ces grains de poussière dispersés dans le monde dont on lui disait qu'ils survivaient malgré tout aux chutes des plus grands empires… Pourquoi se mettre à penser tout soudain, de manière totalement anachronique, aux sculptures en bois de Georg Baselitz, ces si perturbants totems barbares taillés directement dans le bois brut, non traité, ressemblance humaine parfois aspergée de couleur plutôt que peinte, brutale et bel et bien conçue pour brutaliser notre confort de pensée ? On se dit immédiatement, aucun rapport. Et puis, on finit par comprendre que c'est bien cela, la « mère juive » : un être humain que son époque taille avec férocité, avec cruauté, ébarbant les surfaces, tranchant dans la fibre, jusqu'à révéler le noeud intérieur, la rencontre des forces de sèves, le lieu de la conscience où la société a repoussé la mère, jusqu'à n'être plus que ça : une mère qui ne sera jamais séparée de son enfant, même mort et enterré, une juive confrontée au dialogue impossible avec Dieu, et qui ne sera jamais totalement assimilée, ce que des brochures antisémites posées sur la table d'un salon lui confirmeront au tréfond de sa détresse. Et à la fin du livre, ces brochures qui ne pourraient être qu'un détail anodin, un effet de réel, ne sont pas autre chose que le bruit du temps, contenu avec force et maîtrise par Gertrud Kolmar depuis le début et jusqu'au bout dans les coulisses, le bruit des défilés nazis, de la langue allemande, sa langue d'écriture transformée en hurlement, en aboiement généralisé, la prolifération des croix gammées dans le paysage berlinois (La Mère juive est écrit en 1930, c'est l'année de l'entrée du parti nazi au Reichstag) : tout ceci explose à la fin, et jette brutalement sur tout le livre, en apparence si apolitique, une lumière encore plus terrible, invite à une relecture qui entourera un peu plus de ses cercles précautionneux le centre secret de ce livre, jamais totalement perceptible comme dans tous les beaux livres, et qui nous poursuit jusque dans la contemplation finale des eaux proches par un regard qui n'a pu se défaire de celui de son enfant mourant. A Charlottenburg, un quartier ouest de Berlin, une plaque porte aujourd'hui la mention suivante : « Dans l'ancienne maison de ce site, le poète lyrique Gertrud Kolmar passa son enfance et sa jeunesse. Comme juive, elle fut contrainte au travail forcé en 1933, puis fut déportée à Auschwitz le 2 mars 1943, et assassinée là-bas. » Chaque phrase de Gertrud Kolmar n'est pas seulement la caresse mélancolique ou la frappe acerbe du monde sensible et des errances de l'âme : c'est aussi le miracle d'une parole réchappée du feu, rescapée de l'horreur.