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Mais la trace n’est pas qu’archéologique : on peut inférer de cet indice la présence/absence d’un agent « virtuel » en mouvement, animal, humain (ou être du Rêve) dont le chasseur peut justement reconstituer l’itinéraire. Dans la pensée aborigène (mais aussi la notre) certains lieux sont ainsi , pour paraphraser, Alfred Gell chargé « d’agency ». Pour les Aborigènes, la terre est couverte d'un système de signes, telles les empreintes que pistent les chasseurs et ils se déplacent non pas dans un paysage, mais dans un domaine saturé de significations
On peut relire sur ce thème, les articles concernant a .gell ou celui consacré à C.guinzburg et la « méthode indiciaire ».
Depuis notre départ d'Ernabella Jabiaba n'avait cessé de désirer vivement nous conduire au lieu de sa naissance, les trous de rochers de Niunya, et, sachant que c'est a ce lieu qu'appartient la femme mythique Kutunga, la mère des esprits d'enfants, notre désir de nous y rendre n'était pas moindre que le sien de nous y mener.
Milbili avait poursuivi Kutunga un certain temps et avait fini par la rattraper et abuser d'elle aux trous de rochers de Niunya où, avant qu'il ne l'emmenât vers le nord-ouest, elle avait donné naissance à des quadruplés dont deux étaient normaux mais les deux autres contrefaits. Ces enfants sont maintenant de grosses pierres en forme d'oeuf et deux d'entre elles renferment une réserve inépuisable d'esprits d'enfants pleins de santé, les petits yulanya aux cheveux d'argent, tandis que les deux autres, dont les contours sont moins réguliers, sont la source de tous les enfants mal venus. CHP. MOUNTFORD.op.cite
Ces dessins sont organisés suivant un enchaînement de scènes effacées l'une après l'autre, au fur et à mesure du déroulement de l'histoire. Ils sont composés principalement d'éléments non figuratifs — cercles, demi-cercles, lignes — destinés à décrire, non la morphologie des éléments auxquels ils se réfèrent, mais leur inscription dans le paysage. Les »itinéraires animaux et les humains par exemple renverrontaux lignes, leurs étapes, aux cercles, tandis que les demi-cercles correspondent généralement aux tracés laissés dans le sable par des individus assis, jambes écartées.
Ce marquage des surfaces renvoie au façonnage du relief, rattaché à l'ensemencement des sols par les êtres fondateurs. Ceux-ci surgissent du sous-sol terrestre où ils retournent après avoir sillonné le territoire en tout sens. En se déplaçant ainsi d'un lieu à un autre, ils contribuent à la formation du paysage. Le long des chemins qu'ils parcourent, ils laissent une multitude d'« esprits-enfants », agents spirituels et éternels de l'incarnation des divers êtres vivants.
Les premiers voyageurs qui avaient parcouru l'Australie signalèrent que les aborigènes n'établissaient pas de lien entre le sexe et la conception, preuve supplémentaire, s'il en était besoin, de leur irrémédiable mentalité « primitive ».
Observation dénuée de tout fondement, bien entendu. Un homme savait fort bien qui était son père. Mais venait s'ajouter une sorte de paternité parallèle qui liait son âme à un point particulier du paysage.
On croyait que chaque ancêtre, lorsqu'il chanta son chemin à travers le pays, avait semé derrière lui, sur ses empreintes, des « cellules de vie » ou des « enfants-esprits ».
« Une sorte de sperme musical », commenta Arkady, faisant rire tout le monde, même Flynn cette fois-ci.
Le chant était supposé reposer sur le sol en une chaîne ininterrompue de couplets, un pour chaque paire de pas, chacun formé à partir des noms qu'il « éjectait » en marchant.
« Un nom pour la droite et un nom pour la gauche ?
— Oui », dit Flynn.
L'image qu'il fallait avoir à l'esprit était celle d'une femme déjà enceinte vaquant à ses activités quotidiennes de cueillette. C'est lorsqu'elle posait le pied sur un couplet que l'« enfant-esprit » sautait soudain sur elle, atteignait son vagin par l'ongle de l'orteil ou bien par un cal ouvert dans son pied et parvenait ainsi dans son utérus en imprégnant le fœtus de son chant.
« Le premier coup de pied de l'enfant, dit-il, correspond au moment de cette "conception spirituelle". »
La future mère marquait alors l'endroit et se précipitait chercher les anciens. C'étaient eux qui interprétaient la configuration du lieu et déterminaient quel était l'ancêtre qui était passé par là et quelles étaient les strophes qui constitueraient la propriété personnelle de l'enfant. Ils lui réservaient alors un « lieu de conception » coïncidant avec le plus proche point de repère sur l'itinéraire chanté. BRUCE CHATWIN OP.CITE
Du fait que les aborigènes ne possèdent pas de système d'écriture, on pourrait penser que leurs chants et leurs mélopées sont nécessairement très courts et n'ont aucun rapport entre eux.
Il existe par conséquent un véritable lien d’affiliation entre un aborigène et ces emplacements. Séparer l’un des autres équivaut à rompre un lien ombilical qui compromet à la fois la vie des hommes et la permanence du monde. Le nomadisme des Aborigènes n'est pas une errance, mais une construction sans cesse réactualisée de réseaux de mémoire et d'alliance inscrits dans des lieux. On pourrait ainsi concevoir leur société comme le résultat d'une dialectique entre la différenciation des groupes locaux qui rassemblent des individus autour de sites distincts et une sociabilité translocale qui permet à chacun de se constituer un réseau de liens propres (parents, alliés, corésidents temporaires ou partenaires rituels) et ainsi de s'identifier au cours du temps à des groupes locaux différents.
Ce que les Blancs avaient l'habitude d'appeler le walkabout, le « voyage à travers le pays », était, en pratique, une sorte de bourse-télégraphe de brousse, qui permettait de faire circuler des messages entre des gens qui ne se voyaient jamais et qui pouvaient mutuellement ignorer leur existence.
« Ce commerce, dit-il, n'était pas un commerce comme vous autres Européens l'entendez, pas un Processus d'achat et de vente pour le profit ! Notre commerce était toujours symétrique
En général, les aborigènes considéraient toutes les « marchandises » comme potentiellement mauvaises; ils pensaient qu'elles nuiraient à leurs possesseurs à moins d'être sans cesse en mouvement. Il n'était pas nécessaire que les « marchandises » soient comestibles ou utiles. Les gens n'aimaient rien tant que troquer des choses inutiles — ou des choses qu'ils pouvaient se procurer eux-mêmes, des plumes, des objets sacrés, des ceintures de cheveux humains.
Le commerce des marchandises, poursuivit-il, ne devrait être considéré que comme les comptoirs d'échange d'un jeu gigantesque dans lequel tout le continent serait la table de jeu et ses habitants les joueurs. Les « marchandises » étaient les pions servant à exprimer des intentions : poursuivre l'échange, renouveler la rencontre, fixer des frontières, procéder à des mariages réciproques, chanter, danser, partager les ressources ou les idées.
Une coquille pouvait ainsi passer de main en main, de la mer de Timor à la Grande Baie australienne, le long des « routes » transmises depuis le début des temps. Ces « routes » allaient d'un point d'eau intarissable à un autre. Ces étapes devenaient, à leur tour, des centres cérémoniels où les hommes de différentes tribus se rassemblaient. bruce chatwin.le chant des pistes.BIBLIO.
Cette dialectique temporelleest elle-même un jeu avec l’intemporel puisque fondée par ce que les peuples du désert appellent « Dreaming », Rêve, et qu'ils définissent comme la Loi des ancêtres, représentation atemporelle et permanente de la société construite en référence au paysage ; en effet les formes topographiques, considérées comme la création du Dreaming, sont immuables, alors que les hommes s'identifiant à ces divers sites constituent des groupes mobiles qui se redéfinissent dans le temps. Les lieux sont à la fois des signes pour interpréter les événements mythiques du Dreaming et des codes pour situer les événements contemporains. Ils font du pays un système d'histoires sans cesse « retravaillées » et « recréées. Ainsi Le concept ngurra illustre cette atemporalisation du temporel ; il signifie à la fois le « pays » en tant qu'ensemble de sites fixes et le « camp » mobile dont les corésidents varient à chaque déplacement .
En contraignant les Aborigènes à la sédentarisation forcée, à la déportation et à la séparation des générations, les administrateurs ont cherché à casser leur logique d'occupation territoriale et la fabrication même du tissu social. Certains groupes ne s'en sont pas remis et souffrent encore quatre ou cinq générations après le traumatisme initial. Mais d'autres groupes, ou parfois des individus, ont réussi a se relever en reconstruisant mentalement ces parcours de mémorisation spatiale, points d'ancrage pour continuer à vivre et créer.
Les Pitjantjatjara mentionnésdans l’étude deF.Viesner, Dynamiques territoriales des Aborigènes pitjantjatjara (Australie-Méridionale) vivent aujourd’hui en communautés. (Entité administrative qui réunit des familles en un site de peuplement très localisé). Celui-ci a toutes les apparences d’un village avec maisons en tôle et en briques, bâtiments administratifs, dispensaire et magasin d’approvisionnement (store). Ces communautés sont gérées par un conseil dirigé par un chairman. Les membres du conseil disposent de droits de propriété sur le territoire de la communauté . Le Pitjantjatjara Land Rights Act, voté en 1981, stipulait qu’une organisation privée rassemblant des Pitjantjatjara devait administrer le territoire de selon les volontés et les intérêts des propriétaires aborigènes traditionnels nguraritja. Propriétaire n’a cependantpas notre sens de possédantl’espacemais garde le sens d’espace domestique des nomades. la dialectique des « lieux » précédemment évoqueva se révéler précieuse pour l’adaptation :
« nigur signifie en pitjantjatjara « appartenant à un campement, à un lieu » etdoitdonc être rapproché de la notion de foyer car le campement est le lieu où s’allume le feu domestique. Le nguraritja est par conséquent celui ou celle qui est « chez soi » dans un lieu déterminé.
Bien que les relocalisations saisonnières aient été abandonnées au profit de la création de communautés, il ne s’est pas opéré de sédentarisation définitive, et la construction d’habitations n’a pas empêché les Pitjantjatjara de garder une certaine mobilité. Nous avons d’ailleurs choisi de parler de phénomènes de fixation plutôt que de sédentarisation. Car, comme le disent les Aborigènes : « Une maison, c’est bien. Tu peux y mettre ce que tu veux et la fermer à clé. Après, tu peux partir où tu veux ! »
Cette permanence de la culture pitjantjatjara s’observe de façon encore plus évidente quand vient le temps des cérémonies d’initiation. Les routes sont alors bloquées par des gardiens pitjantjatjara qui stoppent toute circulation sur le territoire. Les rares Blancs sont confinés dans leurs habitations et n’en sortent qu’à la clôture des cérémonies.
La réorganisation territoriale des Pitjantjatjara n’a donc pas compromis les fondements de leur identité culturelle. Elle leur a permis d’acquérir une identité australienne prenant en compte leur qualité de peuple indigène et a autorisé le contrôle des contacts avec le monde occidental. L’exemple pitjantjatjara nous montre que les Land Rights ont figuré un élément décisif dans la régulation des transformations FREDERIC VIESNER .op.cite
Enfin la reconquête du territoire et l’identification qui en résulte a pu s’accomplir de manière imprévue à partir des peintures de sable qui transposées dans des supports occidentaux(toiles,acryliques) ont donné naissance à un art désormais mondialement reconnu.
C'étaient des gens insouciants et très ouverts d'esprit, qui ne connaissaient pas ces rudes rites d'initiation propres aux groupes plus sédentaires. Les hommes chassaient le kangourou et l'émeu. Les femmes cueillaient des graines, ramassaient des racines et tout ce qui pouvait se manger. En hiver ils s'abritaient derrière des pare-vent de spinifex ; et, même en pleine sécheresse, l'eau leur faisait rarement défaut. Une bonne paire de jambes était leur valeur la plus sûre et ils riaient sans cesse. Les quelques Blancs qui les visitèrent furent surpris de voir leurs nourrissons gras et en bonne santé.
Mais le gouvernement décréta que les hommes de l'âge de pierre devaient être sauvés... pour le Christ, si besoin était. En outre, on avait besoin du Grand Désert occidental pour y mener à bien des opérations minières, éventuellement des essais nucléaires. Il fut donc ordonné d'embarquer les Pintupi dans des camions de l'armée et de les installer dans des lotissements du gouvernement. Nombre d'entre eux furent envoyés à Popanji, un camp situé à l'ouest d'Alice Springs, où ils moururent victimes d'épidémies, se prirent de querelle avec les hommes des autres tribus, se mirent à boire et à jouer du couteau.
Même en captivité, les mères pintupi, comme toutes les bonnes mères dans le monde, racontent à leurs enfants des histoires sur l'origine des animaux : Comment l'échidné a-t-il fait pour avoir des épines... Pourquoi l'émeu ne peut pas voler... Pourquoi la corneille a un plumage d'un noir luisant... Et comme Kipling qui illustra les Histoires comme ça pour les enfants avec ses propres dessins, la mère aborigène trace des dessins dans le sable pour illustrer les vagabondages des héros du Temps du Rêve. Elle raconte son récit dans un crépitement d'éclats de voix saccadés et, en même temps, marque sur le sol les « empreintes de pas » de l'ancêtre en faisant courir son index et son majeur, l'un après l'autre, en une double ligne pointûlée. Elle efface chaque scène avec la paume de la main et termine en traçant un grand cercle traversé d'un trait — un peu comme un Q majuscule.
Ce point indique le lieu où l'ancêtre, épuisé par les travaux de la création, est « retourné à l'intérieur ».
Les dessins sur le sable faits pour les enfants ne sont que des esquisses ou des « versions autorisées » des véritables dessins représentant les vrais ancêtres, lesquels ne sont réalisés que lors des cérémonies secrètes et ne doivent être vus que des initiés. Néanmoins c'est grâce à ces esquisses que les jeunes apprennent à s'orienter sur leur terre, à en connaître la mythologie et les ressources.
Il y a quelques années, alors que la violence et l'ivrognerie menaçaient de devenir incontrôlables, un animateur blanc eut l'idée de fournir aux Pintupi du matériel de peinture artistique et de leur proposer de transposer leurs rêves sur la toile.
Il en naquit instantanément une école australienne d'art abstrait.
BRUCE CHATWIN OP.CITE
Geoff BARDON et l'un des fondateurs de l'école de PUPUNYA