Cela fait déjà quelques semaines que le collectif Les Possédés a déserté la scène du Théâtre national de la Colline, dans le XXème arrondissement de Paris, où il était installé en novembre et décembre. Dirigé par Rodolphe Dana, il proposait une haletante et gigantesque fresque de trois heures et demi aux allures médiévales : modernité ou redite ?
Projet fleuve créé au Schauspielhaus de Düsseldorf par J. Chundela, Merlin ou la terre dévastée a été écrit en 1981 par l’Allemand Tankred Dorst, qui a récemment reçu le Prix européen de littérature. Réécriture amère du mythe de la Table Ronde, la pièce montre la naissance, l’éducation, les exploits et la mort d’un héros à la manière des fables épiques, et à travers lui l’ascension puis la déchéance d’un peuple et d’un idéal. Les personnages sont « humains, trop humains » : le Roi Arthur (David Clavel) doute et redoute de douter, la Reine Guenièvre (Marie-Hélène Roig) ne peut s’empêcher de coucher avec Lancelot (Julien Chavrial), Gauvain (Gilles Ostrowsky) abandonne la quête du Graal pour cent vierges illusoires… L’idéal du chevalier est rattrapé par la réalité. Ainsi Perceval (Christophe Paou), transformé en naïf par la pièce, jure-t-il de tuer tout ce qu’il trouve sur son passage jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Dieu… lequel est absent, évidemment. La touchante quête de la pureté et de la noblesse est sapée par le burlesque quasi meyerholdien de la mise en scène : les idéaux côtoient les idiots. L’ensemble ne manque pas de comique : Merlin (Rodolphe Dana) déguisé en drag-queen pour soumettre Gauvain à l’épreuve, Hélène (Katja Hunsinger), amoureuse déchue de Lancelot, et Guenièvre en pleine rivalité féminine, le Roi Arthur dansant sur un rythme endiablé afin de séduire sa belle, tel un paon déployé…
Endiablé ? C’est le spectacle tout entier qui l’est ! On tient parfaitement trois heures et demi sans fléchir ni bailler, le ryhtme est soutenu du début à la fin, un rythme placé sous le haut patronnage du Diable en personne (Laurent Bellambe)… Ici, Merlin est son fils, un fils qui refuse obstinément de suivre les traces de son père, par amusement mais aussi par espoir, et qui se trouve finalement rattrapé par la désillusion, comme Mordret (Nadir Legrand), fils abandonné par Arthur et qui causera sa perte, l’est par la haine et la tristesse…
Le comique des situations, qui rappelle bien sûr les Monty Python, est servi par la mise en scène « brut » du collectif : pas de décors, pas de costumes, pas de coulisses. Jupes plissées, slips et pulls découpés sont de rigueur. Quand on ne joue pas, on s’asseoit et on regarde. Excalibur sort d’une pierre en mousse, le lit de la Reine est une table à roulettes, le trône du Roi un dépliant pour la plage… Ici, on joue à jouer. Il n’est que de lire la brochure : chaque personnage est construit à partir et avec l’acteur qui l’incarne, et non en fonction d’une idée prédéfinie : « maintenant, je vais jouer à être le Diable, c’est (…) drôle et (…) jouissif », écrit Laurent Bellambe. Le théâtre s’exhibe, et désamorce ainsi l’illusion théâtrale, redoublant la désillusion dramatique.
Le Diable, apprend douloureusement Merlin, est la part sombre et indispensable de chaque être humain. La « terre dévastée » est « notre biographie collective », selon Tankred Dorst (« Comment on écrit Merlin ou la terre dévastée« , entretien avec U. Ehler et J. Lux, paru dans l’édition française de la pièce, chez L’Arche). Né en 1925, l’auteur raconte l’impossible reconstruction d’une Allemagne qui reste néanmoins agrippée à l’espoir et l’utopie. « Les hommes ont continué de vivre. (…) Oui, le théâtre est une affirmation. On y affirme que le monde est une terre dévastée… » Comment ne pas penser à Edward Bond ou Lars Norén, deux écrivains qui disent à leur manière la destruction du monde par ses habitants ? Catastrophe nucléaire chez le premier, incommunicabilité chez le second, Tankred Dorst préfère les épées du Moyen-Age.
Le spectacle rebaptisé par Rodolphe Dana « histoire de notre temps » dans le texte introductif de la brochure est celui de la déception qui flotte dans l’air et que l’on prétend si actuelle (désengagement politique, désenchantement du monde…), mais qui a tout l’air de devenir sur la scène une sorte de mode, un thème dans lequel tous, acteurs et spectateurs, se retrouvent, un consensus incroyablement universel. Où cela mène-t-il ? A la satisfaction d’avoir assisté à un spectacle « de notre temps ». Bien bien bien. Et après ? Après, ma foi… A quoi sert de se complaire dans une idée qui certes procède d’un ressenti mais qui fait tout sauf avancer le shmilblick ? Chaque époque a sa part de désabusement, c’est ce que montre le choix du médiéval et de la réécriture. Toutes les interprétations parlent de l’incroyable modernité du mythe de la Table ronde : les hommes auraient-ils tant changé ? Bien sûr que les mythes et les contes sont modernes ! C’est bien la preuve que nos sentiments actuels ne sont pas si actuels que ça.
Toutes ces pièces qui traient de la désillusion moderne, qui transposent d’anciennes histoires en croyant en renouveler la lecture d’une manière profondément contemporaine, me semblent procéder avant tout d’un consensus stérile. On est conforté dans l’idée que notre époque est bien vilaine (ah oui! ma p’tite dame…), et on en sort pas plus riche qu’on n’y est entré. On objectera que Tankred Dorst mentionne dans les entretiens le fait que l’utopie demeure, et qu’elle tient l’homme debout, ajoutant foi au fameux : « l’important, c’est d’y croire », diablement américain, mais rien dans la mise en scène des Possédés, aussi attrayante soit-elle, ne fait signe vers cette direction. Est-ce dû aux coupes effectuées dans le texte ? Je n’en ai guère l’impression.
Malgré les rires, le suspens, le rythme, Merlin ou la terre dévastée laisse sur un vague malaise : on n’en retient qu’un apitoiement inutile et consensuel, dans lequel l’époque semble se complaire – stratégie efficace pour désamorcer toute action positive et laisser faire…