J'étais tout content de raconter ma blague du jour, que j'avais lue sur le profil d'un ami Facebook. C'est l'histoire d'un Polonais qui va chez l'opticien, qui lui monte son tableau avec écrit dessus la suite de lettres "OXPHBZDKI". L'opticien lui montre le tableau : «Qu'est-ce que vous lisez, là ?» Le Polonais lui répond : «Oh, c'est dingue, je le connais !». Moi, ça m'a bien fait rire, donc je me disais que j'allais faire un triomphe. Mais là, le bide intégral : mon interlocuteur n'a même pas souri. Et quand je lui ai dit que je l'avais lu sur Internet, il a levé les yeux au ciel. «Non mais c'est ça le problème avec Internet, on y passe un temps fou dessus, avec les blogs, Facebook et tout le tralala. Et pendant ce temps-là, les gens ne bossent pas»
A quoi j'ai répondu un peu vivement que je n'allais pas me remettre à mâchouiller des Malabars juste pour pouvoir renouveler mon stock de blagues sans être obligé de les chercher en ligne. Je voyais bien aussi qu'il se sentait visé. Mais je ne savais pas si c'était à cause des Polonais ou des opticiens, toutes ces minorités durement malmenées dans mon anecdote fielleuse. Moi qui ne vois pas à 50 cm sans lunettes, et dont le père est né à Porto, ça ne me dérange pas qu'on fasse des blagues sur les Portugais. Même les hypermétropes de Lisbonne ou les astigmates de Coïmbra. Ça devient hyper-pointu, les vannes de fin de déjeuner. Il faut demander le passeport avant de commencer à raconter une histoire drôle. Et le certificat de nationalité aussi. Et regarder comment il s'en sort avec la lecture du menu. Des fois qu'on vexerait un Néo-Zélandais myope ou un Argentin presbyte.
N'empêche, je l'ai mal pris. Moi je passe du temps sur Internet ? J'ai changé de ton assez rapidement. «Je fais le zouave, hein, c'est ça ? On va voir qui passe du temps sur Internet et qui le gaspille, tiens». Parce que si lui se sentait visé dans sa polonitude oculiste, son couplet anti-internet était clairement dirigé contre moi. Alors j'ai lui demandé «Quand vous envoyez un message, vous utilisez Internet ? ». Il m'a répondu «Oui, mais vous savez, ce n'est pas grave, j'ai dit ça pour rigoler, ne vous vexez pas. Elle était très drôle votre blague. Ah ah ah...»
Mais c'était trop tard : j'étais sur les nerfs. «Ah je fais le zouave ! Bon, alors, dites-moi comment vous utilisez votre messagerie, vous ! Vous venez de terminer un document sur un traitement de texte, un tableur, un logiciel de présentation, peu importe. Vous devez maintenant l'envoyer à un destinataire quelconque. Allez-y, je vous écoute :
- Ben j'enregistre mon document...
- Oui...
- Je vais sur ma messagerie
- Mouiiiiii...
- Je crée un nouveau message
- Mouiiiiii....
- Je tape l'adresse du correspondant...
- Hu hu hu... Pardon, c'est nerveux...
- Je vais chercher le document dans mon dossier et je l'attache au mail
- Mouiii hi hi hi
- ... et j'appuie sur "envoyer". Et voilà, j'ai fini? C'est vite fait, non ?
- Mouaaa ha ha ha ha ha. C'est vite fait, en effet. Cinq opérations, au minimum, sans compter le temps de chercher dans les dossiers de votre ordi pour retrouver votre doc. Ça, c'est de la productivité, mon vieux. Multipliez ça par 10 docs par jour, autant de fois par semaine. Vous imaginez le temps perdu ? Pendant ce temps-là, j'aurai le temps de publier en ligne ma thèse de doctorat sur l'introduction du point de croix dans le tapis persan. Sans me presser.
J'ai ouvert mon ordi pour lui faire honte. Et je lui ai parlé comme à un demeuré à qui on expliquerait comment on va répartir deux caramels entre son frère et lui. «Regardez, regardez-moi bien. Je suis sur word. Je veux envoyer mon doc. Eh bien je vais juste appuyer sur la touche magique, dans le magnifique menu Fichier. Oui, oui, regardez, là, c'est écrit "Envoyer vers...". Shazam ! Hop, ça ouvre direct la jolie messagerie, et le doc mignon tout plein est déjà attaché dans le message enrubanné. C'est pas beau, ça ? Il n'y a plus qu'à taper le nom du gentil destinataire. Qui d'ailleurs apparaît tout seul quand je commence à taper les premières lettres. Top chrono : 5 secondes à tout casser». Il m'a regardé avec un œil à la fois bovin et craintif, le bras à moitié levé, pensant sûrement que j'allais en plus lui décocher une mandale, histoire de faire bon poids.
J'ai voulu calmer le jeu. Machinalement, je me suis passé la main dans les cheveux. Mon interlocuteur a fait un grand bon en arrière, croyant que j'allais lui en mettre une pour de bon. Il a bousculé le serveur qui arrivait avec les cafés, et qui les a renversés sur le clavier et sur ma chemise blanche. L'écran s'est éteint. Tout penaud, le serveur a essayé de s'excuser maladroitement. Désemparé, j'ai commandé une double vodka. Et je me suis dit que je n'expliquerai plus jamais Internet à des opticiens polonais susceptibles.