Manifestation avant les JO de Pékin à Seoul
Qu’est-ce que le nationalisme chinois ? Est-ce dangereux ?
Avant de faire un article plus personnel sur la question, je voudrais commenter ici un excellent article de Jean Pierre Cabestan dans la revue perspectives chinoises : les multiples facettes du nationalisme Chinois.
Nous avions déjà parlé de Jean Pierre Cabestan sur ce blog, en commentant un livre écrit avec Benoit Vermander sur la question Taiwanaise : la Chine en quête de ses frontières.
La première phrase me semble lumineuse :
“Si le nationalisme chinois, pour des raisons qui tiennent à l’histoire, est à bien des égards spécifique, il traduit depuis le début de l’époque contemporaine, c’est-à-dire la Guerre de l’Opium (1840), le profond sentiment d’insécurité des élites chinoises. “
(plus loin l’auteur pose le terme de 羞辱 : humiliation)
Dans cet article, M Cabestan distingue quatre formes de nationalisme chinois.
2 C’est d’abord un nationalisme officiel, inspiré par l’idéologie communiste et le souci du Parti communiste (PC) de maintenir son monopole sur la chose politique : celui-ci est synonyme en Chine de « patriotisme ».
1 C’est aussi un « nationalisme revanchard » et aux tendances racistes, diffusé au sein de la société par les segments les plus anti-étrangers des élites chinoises — la « nouvelle gauche » notamment — qui s’appuient sur la méconnaissance populaire de l’étranger et sa méfiance traditionnelle à son égard pour propager leurs idées. Plus fondé sur le besoin de laver les humiliations passées que sur une analyse rationnelle de la réalité, influencé par le patriotisme communiste mais l’outrepassant, ce nationalisme fut particulièrement influent au cours de la seconde partie des années 1990. Ses manifestations ont pris la forme plus souvent de bouffées d’émotions et de violences anti-étrangères que d’un discours construit et d’une action cohérente. Stimulé par les élites proches du pouvoir, il a été à nouveau instrumentalisé par ce dernier au printemps 2005.
3 L’on peut se demander enfin s’il n’existe pas un autre nationalisme chinois, un nationalisme qui tire sa légitimité à la fois de la spécificité culturelle et de la réalité économique et sociale chinoises actuelles sans pour autant rejeter a priori l’influence étrangère. Cherchant certes à moderniser la Chine et à lui faire retrouver la place et l’influence qui lui reviennent au sein de la communauté internationale tout en préservant sa culture, ce nationalisme se veut moins agressif et plus pacifique, marquant une volonté de favoriser les convergences, en particulier politiques, avec le reste du monde. Symbolisé par le concept, cher à Hu Jintao, d’« émergence pacifique » de la Chine, ce nationalisme peut-il, à terme, accoucher d’un nationalisme démocratique, à la fois mesuré, ouvert, et soucieux de défendre non seulement les intérêts de la nation chinoise mais aussi ceux des hommes et de femmes qui y appartiennent ? Ce nationalisme n’est-il pas le seul à même d’exprimer le véritable consensus idéologique de la société, loin des manipulations d’élites politiques et intellectuelles mues avant tout par l’ambition et les luttes de pouvoir ?
La quatrième force du nationalisme chinois est celle qu’incarne aujourd’hui le Kuomintang, parti nationaliste taiwanais :
4 Enfin, il existe en Chine un nationalisme globalement pro-occidental. En dépit de ses ambiguïtés, Yan Fu (1852-1921) est l’un des premiers et meilleurs représentants de ce courant. Ayant fait connaître à ses compatriotes les plus grands penseurs politiques occidentaux (dont John Stuart Mill et Montesquieu), Yan éleva le système parlementaire britannique en modèle pour son pays. S’il influença les communistes et en particulier Mao Zedong, il marqua surtout de son empreinte la tradition nationaliste démocratique incarnée par Sun Yat-sen, Hu Shi et Lu Xun.
Espérant que le lecteur aura lu cet article passionnant, je voudrais commenter sur ces quatre formes de nationalisme (dont j’ai légèrement modifié l’ordre de présentation).
- Nationalisme revanchard et ethnique
- Nationalisme officiel conservateur
- Nationalisme modernisant
- Nationalisme pro-occidental (Taiwanais)
La première forme de nationalisme (revanchard et ethnique), celle de la révolte des boxers, correspond à un courant populaire prônant la réhabilitation de la Chine à la suite des humiliations passées. On la retrouve aujourd’hui dans les sites chinois anti-CNN, dans ces nombreux jeunes en colère (愤青 fenqing) qui se comportent comme des hooligans sur les forums électroniques, et des mouvements populaires dont voici deux exemples entendus à Shanghai :
- Après la menace de Sarkozy de ne pas venir à Pékin pour les jeux olympiques, les clients chinois boycottent Carrefour. On raconte qu’à Shanghai, devant le Carrefour de Gubei, dix BMW se sont garées. Des hommes en noir en sont sortis ; ils proposaient à tous les clients voulant entrer au Carrefour un étrange marché : “si tu ne vas pas à Carrefour, je te donne un billet de 100 RMB.” Cette étrange opération aurait été montée par un millionaire wenzhounais.
- Après les troubles entre Chine et Japon, un grand nombre de chinois se sont amusés à appeler le numéro vert du service après vente de Sony. L’objectif était double : saturer le centre d’appel et alourdir la facture téléphonique de Sony (qui paie les appels en numéro vert)
Comme montré par monsieur Cabestan, l’état joue un rôle ambigu par rapport à cette forme de nationalisme. Il l’attise parfois (quand cela peut servir du point de vue diplomatique) et le freine parfois (quand les proportions deviennent inquiétante, comme lors des troubles sino-japonais).
L’avenir de cette forme de nationalisme est difficile à prévoir : les optimistes pourront dire, et M Cabestan ne l’exclut pas, que ce sentiment revanchard pourrait s’atténuer si la Chine prend effectivement le leadership mondial qu’elle convoite aujourd’hui. Plus besoin de se “remettre debout”, de se “venger des humiliations” quand on se retrouve Leader. Mais M Cabestan n’exclut pas non plus des débordements incontrôlables de ce sentiment populaire. Pour ma part, en ligne avec le commentaire d’une hong-kongaise sur ce blog, je considère que le nationalisme populaire chinois est fait d’”amour du pays et d’obéissance au parti” , et donc soumis à la bénédiction du pouvoir. Un débordement populaire, comme nous l’avons déjà frôlé après le bombardement américain de l’ambassade chinoise à Belgrade en 1999 ou lors des troubles sino-japonais de 2005, pourrait être contenu par l’intervention de l’Etat chinois si celui-ci veut ramener la paix.
La seconde forme, le nationalisme d’état, est celle de l’anniversaire des 60 ans de la Chine populaire en octobre dernier. C’est celle de cette émission que je voyais à la télévision chinoise ce matin : le basketteur YaoMing 姚明 distribuait, lors d’un gala télévisé, des récompenses aux meilleurs sportifs chinois de l’année dernière. Il s’agit pour le pouvoir chinois de promouvoir la Chine comme nation moderne, de faire vibrer la fibre nationaliste pour faire perdurer sa légitimité. Notons que le pouvoir communiste n’a pas été toujours nationaliste ; il se positionnait au début dans une logique bien marxiste de nations “temporaires”, qui disparaîtraient après le triomphe de la révolution mondiale.
La troisième forme, le “nationalisme modernisateur des élites réformistes“, est idéologiquement fondée par 康有为 Kang Youwei, réformateur du XIXe siècle qui restait très attaché au confucianisme, mais dont les idées n’eurent guère eu de succès à la cour de l’impératrice douairière Cixi. M Cabestan voit par contre une filiation entre les idées de Kang Youwei et les politiques de Deng Xiaoping, Jiang Zemin et surtout Hu Jintao. Ce nationalisme reste sur l’idée d’une voie chinoise spécifique autour de la “grande unité” 大同.
La quatrième forme, le nationalisme démocratique pro-occidental, nous fait remonter au fondateur de la république de Chine Sun Yat Sen 孫中山, et à ses “trois principes du peuple” 三民主义 : nationalisme ; démocratie ; bien-être du peuple. Aujourd’hui ce nationalisme est toujours défendu par le parti du Kuomintang à Taiwan. Ce parti oeuvre beaucoup au réchauffement des relations entre Pekin et Taipeh ; on lit parfois qu’il aurait un projet d’alliance puis de reconquête politique du continent (le dogme de la reconquête militaire de la Chine par Taiwan ayant été abandonné dans les années quatre-vingt).
Finalement, les phénomènes nationalistes sont classés du plus anti occidental au plus pro-occidental : le premier est xénophobe au nom des humiliations passées ; le second est étatique et “sino-centré” ; le troisième s’ouvre partiellement aux pratiques occidentales, le quatrième y adhère fortement. Les quatres formes coexistent aujourd’hui en Chine (incluant Taiwan) ; l’auteur montre le rôle des intellectuels et le rôle de l’état dans chaque composante.
Cet article est passionnant ; on voit bien la complexité du sujet et la difficulté liée au concept même de nationalisme :
Le nationalisme chinois est une réalité plus ambiguë qu’il n’y paraît. Son existence est indéniable
L’auteur décompose le phénomène en plusieurs formes ayant chacune son histoire et ses adeptes ; et montre que certaines formes de nationalisme (les deux derniers) sont force de débat public et de progrès politique. Alors que les deux premiers sont plutôt de type “réactionnaier”, les deux derniers ont une composante réformiste.
Il ne s’agit donc pas de crier “au loup” face à une prétendue renaissance d’un nationalisme monolithique de type “pan-germanisme”. Les dangers existent mais demandent analyse.
Deux reproches pourtant à exprimer :
Ce qui me semble être une erreur historique à la section 20 de l’article :
Mais le KMT n’en demeurait pas moins très nationaliste, ayant sacrifié ses meilleurs officiers à la défense de Nankin en 1938
A ma connaissance, la bataille de Nankin a lieu de septembre à décembre 1937. La ville tombe au japonais le 13 décembre 1937 et devient le théâtre du terrible massacre de Nankin.
Ensuite, plus ennuyeux, ce passage plutôt virulent à la fin de la section 20 :
Il n’en reste pas moins que la guerre sino-japonaise a favorisé en Chine en 1949 la victoire politique du nationalisme conservateur, totalitaire et aux tendances xénophobes du PC sur le nationalisme libéral, constitutionnel et pro-occidental, sinon encore démocratique du KMT d’après-guerre
L’auteur y prend vigoureusement parti contre le PCC, en un jugement qui contraste avec la description du faible degré de nationalisme des communistes à leur débuts.
Le nationalisme a toujours fait partie du discours officiel du PC chinois. Néanmoins, pour des raisons qui tiennent à son idéologie et à ses liens avec l’internationale communiste, celui-ci a pendant longtemps préféré à ce concept, celui de « patriotisme » ( aiguozhuyi) censé être plus aisément conciliable que le nationalisme proprement dit (autrefois dénoncé par Mao et ses camarades) avec « l’internationalisme prolétarien » auquel ce parti déclarait adhérer
Il me semble qu’un jugement de valeur politique échappe ici à l’auteur, alors que sur son sujet justement (le nationalisme), le PCC était nettement plus modéré que le KMT. N’oublions pas que le KMT et ses idéologies inspirées de l’occident ont produit des émanations dangereuses, comme le mouvement fasciste de la société des chemises bleues (藍衣社). Si un phénomène ultra-nationaliste de type “pan-germanisme” doit faire peur dans l’histoire chinoise, c’est plutôt celui là que je retiendrais !