Par Christophe Wargny
Bien que nul ne conteste la légitimité du Père Aristide, triomphalement élu président d’Haïti en décembre 1990 et renversé par les militaires en octobre de l’année suivante, l’OEA et l’ONU se révèlent impuissantes à Port-au-Prince. De fait, c’est Washington qui manœuvre en sous-main pour empêcher le retour au pouvoir d’un dirigeant porteur des espérances d’un peuple humilié, et victime de la terreur imposée par une soldatesque alliée aux possédants et aux trafiquants de drogue.
Le 11 octobre 1993, Port-au-Prince attend le débarquement du premier contingent des forces de l’ONU chargé de veiller au respect de l’accord de l’île des Gouverneurs, signé le 3 juillet entre le président Jean-Bertrand Aristide, en exil depuis le coup d’Etat du 30 septembre 1991, et le chef de la junte, le général Raoul Cédras. Il est plus que temps : le retour du premier président démocratiquement élu d’Haïti (lors du scrutin du 16 décembre 1990) est prévu pour le 30 octobre suivant…
Le Pentagone a, paraît-il, manqué d’instructions pour agir plus tôt. Dix-huit soldats américains ont été tués peu de temps auparavant en Somalie. Haïti, une nouvelle chausse-trappe ? En fait, comme le souligne le New York Times, « malgré la volonté du président Clinton d’assurer le retour d’Aristide au pouvoir et de restaurer la démocratie, des officiels du Pentagone ont déclaré qu’il était hasardeux de risquer des vies américaines pour un homme qu’ils considéraient comme un dirigeant douteux et peu fiable (1). » Les militaires haïtiens comprennent très vite le message. Quand le bâtiment de l’US Navy, le Harlan-County, se détache à l’horizon, les groupes paramilitaires lourdement armés manifestent dans le port. Même si l’on sait bien que ces « attachés » ne se battent jamais contre des professionnels armés, les Américains font semblant de croire au danger, temporisent. Le bateau fait trois petits tours et puis s’en va.
Triomphante le 3 juillet, l’ONU boit la coupe jusqu’à la lie, retirant sa mission d’observateurs et ses logisticiens. Quant à la première puissance militaire du monde, elle ne cherche nullement à laver l’affront. La CIA en profite pour relancer les fausses rumeurs sur le Père Aristide, dont le Miami Herald démontrera qu’elles ont été fabriquées… par les militaires haïtiens : le mythe du « psychopathe dangereux » alimentera pourtant la polémique, annihilant, dans le même temps, toute possibilité ou toute volonté de riposte. Le temps de démentir, de ridiculiser les accusateurs… et le calendrier de l’île des Gouverneurs est déjà caduc.
Le 30 octobre 1993, la promesse initiale de M. William Clinton de restaurer la démocratie en échange du contrôle des flux de réfugiés ne sera pas tenue. Les différents centres de pouvoir de Washington (président, secrétaire d’État, Pentagone, CIA), dont les frottements tactiques laissaient entendre quelques notes discordantes, manifestent de nouveau une apparente unité stratégique.
Assassinats planifiés par les militaires
Après Antoine Izméry, enlevé devant des diplomates, Guy Malary est assassiné avec ses gardes du corps le 14 octobre. Comme des dizaines d’autres depuis le 3 juillet 1993. M. Michel François, le chef de la police, et ses groupes « d’attachés » ont bien visé : le premier était le plus riche et le plus déterminé des partisans du Père Aristide ; le second, ministre de la justice, était chargé du lourd dossier de la création d’une nouvelle police. M. Dante Caputo, ancien ministre argentin des affaires étrangères et médiateur de l’ONU, peut bien parler de « complicité flagrante de la police avec les tueurs » et les Nations unies d’« assassinat minutieusement planifié et orchestré comme une opération de commando par les forces armées d’Haïti ».
Dès le 7 juillet, le New York Times manifestait pourtant les mêmes doutes que le président Aristide quant à l’application d’un accord donnant quatre mois de répit aux putschistes : « Après avoir fait pression sur Aristide pour qu’il accepte un accord qui laisse un réel pouvoir entre les mains des militaires pour une période de transition de quatre mois, l’ONU et les Etats-Unis sont maintenant obligés de garantir que les chefs de l’armée et de la police respecteront leur part du contrat. Ils doivent faire cesser maintenant l’intimidation politique et abandonner le pouvoir avant la fin octobre. »
L’Organisation des Nation unies, aiguillonnée par le Canada et la France (2), souhaitait rééditer en Haïti le relatif succès enregistré au Cambodge. Mais la duplicité et l’ambiguïté des politiques américaines – successives ou simultanées – ont entravé ou discrédité les efforts internationaux. Et, au cours des mois d’octobre et novembre 1993, les révélations de la presse américaine sur le rôle de la CIA dans cette affaire sont édifiantes. On a ainsi eu confirmation que les principaux ennemis du président Aristide (officiers supérieurs et politiciens) étaient, bien avant sa victoire électorale, des agents appointés de la centrale de renseignement américaine. Le général Raoul Cédras lui a, par exemple, fourni des rapports, tout au long de 1991, jusqu’au coup d’Etat du 30 septembre, financé par les grandes familles locales et le cartel de Cali, avec la bénédiction de l’ambassadeur américain Alvin Adams.
On apprend aussi que la CIA aide, à hauteur de 1 million de dollars par an, le Service d’intervention contre les narcotiques (SIN), officine formée exclusivement de militaires haïtiens. L’argent n’a, bien sûr, jamais servi à lutter contre le trafic. C’est tout le contraire : le SIN va jusqu’à menacer de mort le directeur local de la DEA, agence fédérale américaine de lutte antidrogue. Et, malgré les pressions du Black Caucus, qui regroupe tous les élus noirs de la Chambre des représentants, l’administration Clinton ne sanctionne pas les responsables de la CIA, pourtant coupables d’entraver sa politique officielle. Elle refuse par ailleurs au président Aristide les moyens d’être entendu dans son pays (toutes les stations de radio sont aux mains des militaires) et exige, sans contrepartie, de nouvelles concessions.
De décembre 1990 à aujourd’hui, les centres de pouvoir américains ont, avec quelques nuances, suivi la même politique : tenter de trouver une alternative à la fois aux généraux haïtiens, décidément peu fréquentables, et au président Aristide, trop proche des masses populaires et de leur fort suspecte revendication de justice. Le tout derrière un formidable rideau de fumée verbal. M. George Bush ne proclamait-il pas que « les putschistes menacent la sécurité, la politique extérieure et l’économie des Etats-Unis » ? Ces rodomontades avaient décidé l’Organisation des Etats américains (OEA) à imposer un embargo contre Haïti et les autorités de fait. D’abord sévère, il s’enrichit en deux ans (d’octobre 1991 à juin 1993) d’exceptions et d’assouplissements en tout genre. Très dur pour les humbles, disloquant une économie déjà moribonde, il enrichit les contrebandiers, les trafiquants de drogue et leurs parrains.
Lentement se révèle ainsi la stratégie de Washington : l’embargo, prétendument dirigé contre les putschistes, vise d’abord le Père Aristide, impuissant, malgré la résistance intérieure, à faire évoluer le rapport des forces. Il faut acculer le président élu à toujours plus de concessions, mettre en évidence son « intransigeance », le contraindre à un partage du pouvoir avec les adversaires du changement, le pousser des compromis aux compromissions. Quant à l’afflux de réfugiés, après une courte bataille entre l’administration Bush et les tribunaux, alertés par les organisations de défense des droits de l’homme, il trouve rapidement sa solution : les boat-people sont renvoyés à Port-au-Prince, sans la moindre garantie. Alors que tout citoyen quittant Cuba acquiert automatiquement le statut de réfugié politique, tout Haïtien fuyant son pays n’est qu’un immigrant sans papiers.
M. William Clinton, dans sa quête des voix des membres des associations humanitaires et des Eglises, et surtout de la communauté noire, avait promis, pendant sa campagne électorale, d’abandonner la politique « injuste et discriminatoire » menée à l’égard des réfugiés haïtiens. Mais, avant de prendre ses fonctions, changement de cap à 180 degrés : les boat-people sont indistinctement refoulés. Les demandes de visas en Haïti, en revanche, seront instruites de manière plus libérale, promet le nouvel élu. En septembre 1993, America’s Watch dresse un premier bilan des deux administrations : « Le gouvernement américain a joué un rôle central dans la crise des réfugiés, sortant constamment des règles du droit, intervenant en haute mer pour des activités appelées “sauvetages”, et qui dénient aux victimes un refuge sûr. Du 1er juin au 3 août 1993, les officiels américains en Haïti ont reçu 2 785 demandes d’asile, et en ont accepté 38. Neuf Haïtiens seulement sont entrés aux Etats-Unis (3). »
Après une trentaine de mois d’embargo, l’administration américaine cherche, quel qu’en soit le prix, à gagner son pari haïtien : une démocratie sous contrôle excluant le Père Aristide, par ailleurs proclamé légitime. Lors d’une conférence internationale tenue à Miami du 13 au 15 janvier 1994, et qui avait réaffirmé la légitimité du président élu, M Lawrence Pezullo, conseiller spécial du président Clinton pour Haïti, avait laborieusement cherché à montrer la cohérence de la politique américaine. Cette cohérence existe effectivement, mais elle n’est pas avouable en public. Ses grandes lignes sautent cependant aux yeux.
L’embargo, réclamé par le Père Aristide, est certes appliqué. Mais avec assez de porosité pour permettre aux putschistes de durer. Pas de pressions sur la République dominicaine avec laquelle s’est mis en place un véritable trafic, mais des manoeuvres dilatoires à l’ONU pour refuser la véritable étanchéité demandée par le Canada et la France. Mais cet embargo, sans débouché politique, devient difficile à soutenir, y compris par les partisans du président : le secteur privé accuse la communauté internationale et non les putschistes ; les militaires contrôlent seuls le marché noir ; la classe politique reste en majorité soudée aux militaires ; les secteurs populaires accusent l’étranger de laxisme et d’incohérence et s’interrogent sur les débouchés d’une tactique qu’ils comprennent mal.
D’autant que l’absence des moyens d’information (il serait pourtant si facile de donner au pouvoir légitime des moyens de communication (des émetteurs radio, à bord d’un des navires assurant l’embargo) entretient l’incertitude. Cet embargo, qui favorise les bourreaux et écrase les victimes, pourrait se retourner contre son principal promoteur, le président Aristide.
De leur côté, les Etats-Unis exagèrent délibérément le volume de l’aide alimentaire qu’ils distribuent : alors que M. Pezzulo parle de 400 000 repas par jour, la CARE (Cooperative for American Relief to Everywhere), la principale organisation non gouvernementale (ONG) américaine, signale que « 140 000 personnes seulement reçoivent une telle aide (4) ». On connaît le caractère déstabilisant d’une aide d’urgence qui s’installe pour longtemps. Elle permet, en tout cas, à Washington de rappeler ses préoccupations humanitaires, tout en alimentant des campagnes sur les méfaits de l’embargo.
Un plan en forme de chantage
Et, comme il n’est pas envisagé d’exercer de véritables pressions sur les putschistes, c’est au Père Aristide de faire preuve d’« imagination » : il lui faut accepter le plan de règlement de la crise approuvé le 1er mars 1994 par les députés haïtiens. Ce plan, appuyé par les Etats-Unis, qui ont rallié à leur cause le secrétaire général des Nations unies, M. Boutros Boutros-Ghali, prévoit la nomination d’un nouveau premier ministre (en remplacement de M. Robert Malval, démissionnaire depuis le 15 décembre 1993), l’amnistie de militaires coupables de multiples exactions et le départ à la retraite du général Cédras. En revanche, aucune date n’est fixée pour le retour du Père Aristide à Port-au-Prince. En clair, ce dernier est soumis à un chantage que l’on peut ainsi résumer : ou bien vous campez sur vos positions et rien ne bouge, ou bien vous nommez le premier ministre de « concorde nationale » qui doit succéder à M. Malval. Et, bien sûr, ce nouveau premier ministre sera notre homme-lige.
Une telle hypothèse, à laquelle se refuse le Père Aristide, ramènerait la vie haïtienne à 1990, avant l’accident électoral de décembre. L’élimination du prêtre président se ferait en douceur : le premier ministre gouvernerait, l’armée se résignerait à quelques remaniements, une aide d’urgence succéderait à l’embargo. Bien entendu, les conditions de sécurité ne seraient jamais réunies pour un retour effectif du président élu. Et les échéances électorales de 1994 permettraient de régler définitivement le problème, un président sortant ne pouvant solliciter le renouvellement de son mandat.
Il reste cependant au président Aristide quelques atouts pour gripper cet engrenage. Aucune avancée constitutionnelle ne peut se réaliser sans lui, car la Constitution lui confère le droit d’amnistie, tout comme la nomination du premier ministre et du commandant en chef. Surtout, hantise de Washington, il peut dénoncer la convention signée sous Duvalier, qui permet l’interception en haute mer des réfugiés haïtiens par la marine américaine. La gêne de l’administration est particulièrement visible sur cette question qui risque de relancer les flux de boat-people, de remettre en mémoire les promesses du candidat Clinton et de mobiliser les opposants à sa politique (association de droits de l’homme, Black Caucus, diaspora haïtienne).
Le calendrier ne laisse cependant au président haïtien qu’une marge de manœuvre très étroite. La nasse paraît se refermer sur lui par une nouvelle alliance des Etats-Unis avec les trois pivots traditionnels d’une société anachronique, désuète et obscurantiste, qui tourne le dos à toute forme de modernité, même libérale : l’armée, qui a tout à perdre d’une « professionnalisation » ; la hiérarchie catholique (à l’exception notable de Mgr Willy Romélus, évêque de Jérémie), soutenue par le Vatican et résolument hostile à la théologie de la libération ; l’oligarchie et sa classe politique, arc-boutées à une société duale, une économie de comptoir et aux préjugés racistes (les métis contre les Noirs).
Dans l’île, dès le début des années 80, avant même la déposition de Jean-Claude Duvalier, les couches populaires ont progressivement défini un programme de sortie de l’inhumanité. La revendication de justice, poussée très loin par les ti komunoté légliz, s’étend à tous les secteurs de la vie sociale. Malgré une répression terrible, les militaires, dépourvus du moindre programme politique, n’ont pu s’en débarrasser. La jeunesse, sans école et sans emploi, y est particulièrement sensible. Et elle brûle parfois de passer de la non-violence active, prônée par le Père Aristide, à la légitime défense face aux escadrons de la mort. L’administration Clinton a, comme d’autres, oublié à quel point les huit mois de sécurité et d’espoir de la présidence Aristide avaient marqué les esprits. Un âge d’or que les déshérités et quelques autres ont déjà transformé en légende. Faute d’un compromis historique entre les possédants et le mouvement populaire, qui conjugue l’exigence de dignité et l’entrée dans la modernité, les Américains et leurs alliés, victorieux à court terme, devront faire face demain à un homme déjà transformé en mythe. Après Peron, Sihanouk… Aristide ?
Christophe Wargny.
http://www.monde-diplomatique.fr/1994/04/WARGNY/362