Voilà un cinéaste qui produit peu mais sort tous les dix ans un chef-d'oeuvre, un de ces films qui crée l'événement et frappe l'imagination du spectateur, raison pour laquelle on a volontiers qualifié Stanley Kubrick de génie obsessionnel, tellement ses thèmes posent inlassablement les mêmes questions sur la condition de l'homme et le problème du mal avec une sorte de fureur expressive. Ce New-Yorkais précoce ( il est né le 26 juillet 1928 ) se fera connaître tôt dans la photo, où son inventivité fera merveille. Passionné de technique, il réalise un documentaire sur un boxeur Day of the Fight ( 1951 ), puis un film de fiction Fear and Desire en 1953, qu'il reniera par la suite. La qualité de sa photographie, ses clairs-obscurs contrastés, ses mouvements de caméra sinueux révèlent déjà un tempérament exceptionnel. Il a tout juste 28 ans quand il tourne son premier film en tant que réalisateur indépendant Ultime razzia (1956 ), un policier qui emprunte aux classiques du genre, mais où se dévoile certaines virtuosités, ainsi qu'un traitement visuel savant qui permet à Kubrick de saisir les visages au bord de la déformation caricaturale, signature, grâce à laquelle, il impose d'ores et déjà son style propre.
L'acteur Kirk Douglas, qui se plait à encourager les jeunes talents, le choisit pour un projet audacieux Les sentiers de la gloire ( 1957 ) qui aborde le sujet délicat des mutineries dans l'armée française, lors de la Première Guerre mondiale. Le film, tourné en Europe, reçoit un accueil critique favorable, mais la France, par crainte de la censure, attendra 1975 pour le diffuser enfin dans les salles. Kubrick s'y révèle un cinéaste majeur et complet : le sujet est traité avec force et dignité, l'interprétation à la hauteur de l'attente des spectateurs et, la maîtrise de la caméra, celle d'un homme qui utilise avec maestria les possibilités offertes par sa caméra, dont les longs travellings. Kirk Douglas fera de nouveau appel à lui - à la suite de la défaillance d'Anthony Mann - pour un film en péplums : Spartacus, dont le jeune réalisateur s'acquittera avec panache et qui contribuera à asseoir sa réputation auprès du grand public. Désormais Kubrick entend faire cavalier seul et ne travailler que sur des projets personnels qui lui laissent une totale liberté d'action, veillant à s'entourer de collaborateurs triés sur le volet, scénaristes, caméramans, voire même écrivains. C'est Vladimir Nabokov en personne qui participera à l'adaptation sur grand écran de son roman controversé : Lolita. N'aimant guère l'ambiance qui règne à Hollywood et correspond si peu à son caractère introverti et à sa personnalité solitaire, Kubrick quitte les Etats-Unis pour l'Angleterre, où il reconstituera l'Amérique provinciale et suburbaine dans Lolita, prouesse qu'il réitérera avec Shining et Eyes Wide Shut, proposant une vision mentale de ce pays plus vraie que nature.
Cette indépendance lui réussit car, désormais, chacune de ses oeuvres est attendue par un public conquis par ce talent provocateur et hors du commun, qui ne s'accorde aucune concession. Ainsi abordera-t-il successivement, et avec un égal talent, la comédie ( Dr Folamour ), le film d'anticipation ( L'odyssée de l'espace ), le film d'horreur ( Shining ), le film historique ( Barry Lyndon ), le film de guerre ( Full Metal Jacket ) et, à chaque fois, imposera une vision neuve, si bien que ceux qui viendront après lui seront condamnés à se mesurer à son modèle. Si Orange mécanique ( 1971 ), symptomatique de son époque, reste un phénomène isolé, Barry Lyndon ( 1975 ) crée un précédent et une référence absolue dans le domaine du film historique. Ces oeuvres, en apparence disparates, représentent la vision ( le mot est approprié tant Kubrick est fasciné par la puissance et la capacité émotionnelle du regard caméra ) d'un auteur : philosophe, il questionne sans se croire obligé d'apporter des réponses, mais le questionnement en soi est en quelque sorte une réponse, celle de l'inquiétude de l'homme moderne et du devenir humain. Sa filmographie se conclut par une méditation sur le couple Eyes Wide Shut ( 1999 ), film énigmatique par excellence comme les aime Kubrick, toujours en proie au doute et à l'incertitude de personnages ballotés par le temps et qui finissent, comme ses films, par devenir emblématiques.
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Barry Lyndon