Je les avais découverts à Béthune et les voici maintenant à Paris, à la galerie Schirman & de Beaucé (jusqu’au 27 février) : ce couple de jeunes artistes lillois, Cléa Coudsi et Eric Herbin, montre ici deux installations déjà vues à Béthune (pour lesquelles je reprends à peu de choses près ma chronique d’alors) et, au sous-sol, une nouvelle pièce, Black Sound.
Black Sound est une installation sonore et minière, si l’on peut dire. Des morceaux de charbon, récupérés ici et là, plus ou moins noirs, plus ou moins gras, tournent sur eux-mêmes selon un programme indéchiffrable mais certainement très élaboré. Ils sont chargés d’une mémoire fossile, vestiges d’une ère géologique, mais aussi signes d’une histoire récente, celle de Germinal, celle des corons du Nord, celle de la mine de mon enfance, des terrils et des crassiers. Et cette histoire dans leurs veines, cette mémoire dans leurs sillons, ressortent magiquement, soniquement : de fins stylets effleurent les galettes de charbon et, comme des diamants de platine 33 tours, les lisent, transformant leurs rugosités, leurs reliefs, leurs irrégularités en un son parfois sourd et parfois strident, tout empreint de la nuit des temps et des misères ouvrières, qui baigne le spectateur de tristesse et d’émoi. Ce serait déjà très fort comme ça, mais en plus, les stylets attaquent la matière charbonneuse, en détachent à chaque rotation un petit nuage de poussière : peu à peu le décryptage de la mémoire tue la mémoire, la réduit en poussière. Comme l’anthropologue détruit le sauvage en le visitant, comme le physicien perturbe l’expérience en la mesurant, l’artiste, ici, annihile la mémoire en la montrant. A la fin de l’exposition, il n’y aura plus qu’un tas de poussière volatile, et vous en emporterez un peu sur vos chemises noircies : l’oeuvre sera avec vous, la mémoire sera en vous.
Face à l’entrée de la galerie est un mur blanc, fait de plus de deux cents enveloppes collées bord à bord, titrée Où maintenant. On voudrait les ouvrir, y rechercher les mots d’amour qu’elles renferment, mais à peine les effleure-t-on qu’on entend, sortie des tréfonds de l’enveloppe, une voix synthétique proférer un de ces messages dénués de sens dont notre monde est friand : messages banals, phrases de localisation, voix impersonnelles. Mais, au moment où on touche l’enveloppe, il y a une légère vibration, une douce chaleur qui se diffuse en même temps que le son, venant des petits haut-parleurs dissimulés dans le mur (comme les chants des grillons d’Estefania Peñafiel). L’interactivité enchante et fascine; au début, tout est encore propre, immaculé. Mais, au fil des jours, c’est une pièce qui vit et change, avec des empreintes de doigts plus ou moins propres ici ou là, une marque physique de l’interaction. Cette tension entre le message, aussi banal soit-il, et sa matérialité physique, on la retrouve à côté dans une autre pièce majeure, Turnletters spirit. C’est une table, plus petite et plus blanche qu’à Béthune, sur laquelle reposent des lettres, des chiffres, des signes typographiques. Par moments, on entend un crépitement, et lettres et symboles se déplacent à toute vitesse sur le drap. Comme animés d’un mouvement brownien, ils créent des formes, des cercles, des chaînes, des rhizomes, qui soudain se brisent et se reconstituent. Serait-ce une métaphore du savoir, des réseaux de la connaissance qu’on tenterait ainsi de construire ? Ou bien est-ce un regard désabusé sur la vanité des efforts pour créer du sens ? Peut-on espérer qu’une phrase émergera un jour de ce chaos ? On pense au théorème des singes savants du mathématicien Emile Borel : avec une infinité de singes tapant chacun sur une machine à écrire, la théorie des probabilités dit qu’au bout d’un certain temps, l’un d’eux finira par taper les oeuvres complètes de Shakespeare. Visuellement, je pense aussi aux installations de Michal Rovner, à ce grouillement incertain et organique de formes bacillaires. C’est un peu le plan d’une ville qui se dessine ici, ou bien un élevage de poussière comme chez Man Ray ; on contemple les lettres qui se regroupent frénétiquement, tentant sans fin de voir des correspondances, des concaténations, cherchant du sens désespérément.L’exposition a pour titre ‘Tribologie‘ : science des contacts, des frottements, de l’usure, de l’effritement. Que fait donc la tribologie aux signes, aux empreintes, aux mémoires ?
Photo 1 courtoisie Galerie Schirman & de Beaucé; photos 2 et 3 courtoisie Lab-labanque; photos 4 et 5 de l’auteur à Béthune.