Dans notre ville d’Angers, le Musée des Beaux-Arts propose une exposition intitulée " Rodin, la fabrique du portrait" présentée au printemps dernier au Musée Rodin de Paris. Le lecteur de Francis Ponge que je suis n’a pu, évidemment, s’empêcher de rapprocher ce titre de la "Fabrique du pré" — texte décrivant la "méthode créative" de l’écriture — et n’a pas résisté à l'envie de découvrir cet ensemble. Sujet riche : découvrir les dessous du travail, les études, l’ébauche, les supports, les procédés, les tentatives, les recommencements. On y apprend par exemple que certains portraits, Baudelaire, par exemple, ont été exécutés à l’aide (entre autres documents) de photographies, ou, étonnamment, de sosies (je me suis dit que j’aurais très mal vécu cet emploi de modèle-sosie, cette annulation d’une personne et son transfert sur une autre — une sorte d’assassinat, avec une manière assez particulière de se débarrasser du corps). Un bien bel ensemble de pièces est montré là. Je regrette pourtant de n’avoir pas vu davantage de dessins d’étude, quand on sait l’importance qu’ils prennent chez Rodin dans cette fameuse fabrique de l’œuvre. On y découvre quelques curiosités, des peintures sur toiles, en particulier, (dont un autoportrait), à l’évidence peintures d’un sculpteur préoccupé par la lumière et l’ombre, et moins par la couleur. Et je suis tombé en arrêt devant une œuvre intitulée "Convalescence ", un portrait de Camille Claudel, dont l’expression est aussi impressionnante qu’indéfinissable : une sorte de retour craintif au monde, avec les deux mains en avant du visage (fragile protection ou manière de revenir prudemment vers les autres ?), mains féminines marquées des peines du travail de la sculptrice. Cette tête émerge partiellement d’un bloc de marbre par ailleurs laissé brut, ce qui crée un suspens magnifique, une interruption, une ouverture permettant toutes les suppositions. Tout est juste dans cette pièce. J’ai gagné mon chef d’œuvre de la journée.
Mais j’ai eu aussi mon coup de colère : la politique du musée (comme tellement de lieux d’art aujourd’hui) est de glisser dans des expositions des artistes contemporains. L’air de rien, comme ça, en sifflotant d’un air détaché, en inventant un rapport artificiel pour justifier cette intrusion. Ici, Isabelle Lévénez, dont les œuvres sont littéralement imposées au visiteur qui venait voir Rodin (vous me direz, ceux qui venaient voir Isabelle Lévénez ont été obligés de voir Rodin). Car il y a eu dès la campagne promotionnelle de cette exposition une entourloupe : deux affiches ont été éditées, pour une seule exposition. Une pour Rodin, une pour Lévénez.
Ces affiches occupaient donc deux emplacements dans les vitrines, lieux publics, etc. (au passage, cela a du rendre encore plus difficile à cette période l’affichage indépendant, l’affichage officiel monopolisant tous les espaces) On aurait donc pu croire à des expositions distinctes. Et bien non. Les vidéos passées en boucle se sont infiltrées, incrustées dans l'univers de Rodin. Un critique et des commissaires inspirés ont pondu quelques textes, à l’entrée et dans le catalogue, pour expliquer les rapports étroits entre les deux artistes.
Dans ces textes, les clichés et le vocabulaire habituels : son travail « interroge le corps » ou bien "interroge notre rapport à l’autre", le "questionne", aussi, l’artiste aime à manier "contraires et ambiguïtés" (vous connaissez un autre manière de faire de l’art ?), "chaque partie du corps peut signifier l’individu", voilà une belle porte ouverte enfoncée. On y parle encore de "dialectique", etc. Tout cela est évidemment tiré par les cheveux, cherche désespérément un rapport improbable qui relierait le sculpteur et la plasticienne, et ne sert finalement qu’à imposer un fois de plus l’art contemporain au public qui ne vient pas nécessairement le chercher là. Et comme il se doit, l’artiste invitée au musée des Beaux-arts est une enseignante … aux Beaux-Arts.
Outre la vacuité des vidéos présentées, dont la bande son répétitive (une suite de six notes…) pollue le calme de la salle, on ne nous épargne pas : suite de l’exposition au Cabinet d’arts graphiques où je m’attendais à quelques études supplémentaires de Rodin, qui me manquaient dans la grande salle. On y trouve uniquement des dessins de notre artiste invitée. Ils sont effectivement accommodés à la sauce contemporaine, et je ne m’étendrai pas dessus. J’avancerai tout de même qu’ils me semblent finalement totalement hors sujet (le portrait) puisqu’ils expriment le contraire de la recherche de l’individualité, de la singularité d’un être. De là, j’ai du mal à admettre que l’artiste "poursuive la leçon de Rodin" comme on veut nous le faire croire dans le journal d’exposition.
Même si Olivier Céna, dans la dernière livraison de Télérama, tente laborieusement de trouver des références dans l’histoire (très contemporaine..) de l’art pour essayer de justifier cette exposition, je reste sur l’idée que cette "association" est quelque peu malhonnête. Le critique (chroniqueur, pardon) a l’aplomb d’avancer que les vidéos ne "pâtissent pas" de la présence des sculptures de Rodin !!! Curieux de ne s’être pas posé la question dans l’autre sens.
Mais qu’on ne se méprenne pas : je ne reproche pas à Isabelle Lévénez son travail, même si je ne parviens pas à l’apprécier. Je reproche aux commissaires de l’avoir associée à Rodin, et surtout de l’imposer au public de cette manière autoritaire. Pourquoi ne pas lui avoir consacré une exposition particulière dans une autre salle du musée et de là, proposer aux visiteurs la possibilité d'une comparaison ? Craignait-on un flop ?
Bien qu’il soit un peu tard, je propose un autre titre à cette exposition, pour une affiche unique : "Isabelle Lévénez et Auguste Rodin : le vide et le plein."