A.-Ferdinand HEROLD : Patrie et patriotisme.

Par Bruno Leclercq

Le patriotisme donne de précieuses raisons pour s'instruire peu,
pour ne pas chercher à trop comprendre.

Quelques notes sur la Patrie et le Patriotisme
S'il est un mot qui, aujourd'hui, semble exprimer une idée noble et pure, c'est le mot patrie ; les gouvernements savent jouer de ce mot avec une adresse singulière, et des hommes qui détestent, et très sincèrement les tyrannies, se laissent pourtant tyranniser, sans protester, au nom de la patrie. Qui oserait s'avouer non patriote ? Qui même conçoit qu'on puisse ne pas être patriote ?
Et pourtant la tyrannie du patriotisme, en cette époque du moins, ne se fonde pas sur des bases plus logiquement solides que les autres tyrannies.
Il y eut un temps où l'idée de patrie, étroite et oppressive, se concluait logiquement de la forme politique et sociale alors vivace : c'était aux temps antiques, où la patrie était la Cité.
La Cité antique, extension de la famille, dont elle avait gardé la rigueur et l'absolutisme, était vraiment homogène. Les habitants de chaque cité avaient des traditions communes : ils se contaient les légendes de leurs ancêtres ; et ces ancêtres étaient les même pour tous ; tous honoraient les mêmes héros éponymes, sacrifiaient aux mêmes divinités protectrices ; il se savaient tous de la même divinités protectrices ; il se savaient tous de la même race, ils parlaient la même langue, ils vivaient avec les mêmes intérêts, les même passions les agitaient. D'ailleurs, ils se gardaient bien de corrompre la pureté de leur sang : si parfois ils admettaient des étrangers à résider parmi eux, ce n'était qu'avec d'extrêmes difficultés qu'ils accordaient à ceux-ci les droits des citoyens : la naturalisation était presque inconnue dans les cités antiques. Et il était logique qu'en des États aussi étroitement constitués, existât l'idée de patrie.
Le citoyen arrêtait la patrie aux bornes strictes du petit territoire de la Cité.
Quand les Perses débarquèrent près d'Athènes, les Spartiates mirent fort peu d'empressement à secourir les Athéniens : la bataille de Marathon était gagnée avant qu'ils eussent passé l'isthme de Corinthe ; et les Spartiates n'auraient pas songé qu'on pût les accuser d'être de mauvais patriotes. Si plus tard ils s'allièrent aux Athéniens contre Xerxès, d'autres cités helléniques ne suivirent pas leur exemple : Thèbes se rendit sans lutte au Grand Roi, et les thébains ne pensaient pas faire acte de non-patriotisme. La guerre du Péloponèse n'avait rien d'une guerre civile, et l'on y vit pourtant Sparte et Athènes s'acharner l'une contre l'autre et chercher tour à tour l'alliance de l'Empire perse.
Un Athénien devait défendre Athènes, un Spartiate Sparte, un Thébain Thèbes, et rien de plus.
Ces étroites parties exigeaient des citoyens une obéissance passive. Le pouvoir était, il est vrai, exercé, dans certaines cités, par la collectivité des citoyens, mais c'était toujours un pouvoir absolu ; et là où il appartenait à une oligarchie, là où s'en emparait un tyran, nul n'avait le droit de discuter les ordres des gouvernants. On ignorait toute liberté individuelle ; l'homme se devait entièrement à sa patrie.
Certes, l'esprit proprement romain fut des plus étroits. Les Romains, mesquins et formalistes, dont la religion ne divinisait guère que des abstractions médiocres, tel le bornage, n'inventèrent, sans le secours de ceux qu'ils conquirent, que des organisations militaires et la jurisprudence, et il n'y a pas à les beaucoup glorifier de pareilles inventions ; parmi ce qu'ils empruntèrent, ils ne surent perfectionner que la bureaucratie, qui fonctionnait dans les empires orientaux. Il est banal, et exact, de répéter qu'ils durent aux Hellènes leurs lettres, leurs arts et leurs sciences ; et l'on pourrait ajouter qu'on ne trouve une littérature en latin originale et par soi vivante qu'après l'intrusion des Barbares dans l'Empire. Pourtant, il est juste de dire que la conquête romaine servit puissamment les peuples soumis : elle leur permit de plus fréquentes et de plus larges relations entre eux, et surtout elle anéantit les limites étroites des patries anciennes.
Quand, peu à peu, les armées latines eurent subjugué les cités, celles-ci s'ouvrirent à des hommes regardés jusqu'alors comme étrangers. Les institutions locales disparurent, les haines de ville à ville s'atténuèrent, les rapports amicaux se multiplièrent entre habitants de contrées diverses ; des alliances familiales, impossibles jadis, se conclurent, les races se mêlèrent, et l'idée de patrie s'effaça devant la conception d'un Empire universel.
Quand disparut l'Empire de Rome, les chefs barbares s'y taillèrent des royaumes, au hasard des batailles, et pas un de ces royaumes n'eut le caractère d'une patrie. D'ailleurs, l'existence de ces royaumes fut des plus éphémères. L'Europe déjà se divisait entre d'innombrables propriétaires, pour qui toute autorité était vaine, et qui bientôt furent seuls maîtres, même nominalement, dans leurs fiefs. Ces propriétaires luttaient sans cesse les uns contre les autres, se dépouillaient, se massacraient, s'alliaient, sans jamais s'inquiéter de leurs origines, et sans se demander si les accidents de terrain qui séparaient leurs domaines les faisaient Gaulois ou Germains. Un seigneur des Gaules attaquait un autre seigneur des Gaules aussi bien qu'un seigneur de Germanie, et d'un duc de Spolète, avec des secours saxons, combattait, sans scrupules, un marquis d'Ivrée.
Si, alors, des hommes virent plus loin que les Seigneurs qui guerroyaient entre eux, ce furent les grands Moines qui rêvèrent une Cité divine, une patrie spirituelle, dans laquelle tous, où qu'ils fussent nés, où qu'ils habitassent, vivraient sans haine et sans querelles, unis par un même amour et par une même foi. Et, ce beau rêve, que tuèrent les ambitions temporelles des Papes, n'était pas fait pour rappeler le souvenir des patries locales.
Quelques seigneurs, par des victoires suivies de rapts ou par des héritages, devinrent plus puissants que les autres.
Ils avaient étendu leurs domaines, et, maintenant, ils cherchaient à les étendre encore ; et, dans ce but, ils entreprenaient des guerres lointaines. Mais ce n'étaient toujours que les guerres de propriétaires voulant agrandir leurs possessions et y joindre des territoires sur lesquels ils croyaient, où feignaient de croire, avoir des droits. C'est ainsi que Charles VIII et Louis XII tentèrent la conquête de l'Italie : il n'y avait certes, en l'esprit de ces rois, nulle idée qui ressemblât à l'idée de patrie.
De là vint une notion nouvelle, qui guida la politique européenne pendant deux siècles, celle de l'équilibre européen. On voulut que la part territoriale de chacun fût à peu près égale ; et, dès que l'un menaçait de trop empiéter, les autres se liguaient contre lui.
Les Habsbourgs furent les constantes victimes de cette politique. Très puissants au moment où elle s'inaugura, ils perdirent beaucoup ; et pourtant le souvenir de cette puissance était tel qu'un ministre, pour être profond, devait combiner des moyens d'abaisser la maison d'Autriche, après même que ses adversaires furent devenus, à ses dépens, plus puissant qu'elle.
Ainsi se formèrent, au hasard des guerres et des traités, des territoires que gouvernaient les descendants des seigneurs les plus heureux, et qui ne ressemblaient en rien à des patries.
La Révolution, évocatrice de souvenirs antiques, remit en honneur le mot patrie.
Mais la patrie moderne n'est plus l'étroite cité des anciens : et maintenant on répète le mot patrie, sans savoir à quoi il s'applique.
Il semble d'abord qu'une patrie soit un territoire gouverné par un même souverain, un ou collectif. Une telle définition serait inexacte : si, en effet, elle était juste, quels plus mauvais patriotes y aurait-il aujourd'hui que les Irlandais partisans du home rule ? Et nous les voyons au contraire proclamés les plus admirables patriotes qui soient.
Certains fondent la patrie sur la race : mais qui, après les invasions et les migrations qui ont parcouru l'Europe depuis vingt siècles seulement, peut s'affirmer d'une race plutôt que d'une autre ?
D'autres veulent qu'une patrie soit une région comprise entre des limites naturelles. A ceux-là on pourrait demander de définir l'expression limites naturelles : en quoi le Jura et le Rhin sont-ils des limites plus naturelles que les Cévennes et la Loire ? Puis, ils devraient demander l'immédiate abolition de la Hollande, du Danemark et de quelques autres nations.
On prétend aussi que, ce qui fait la patrie, c 'est la communauté de langue. En ce cas, voici le devoir présent des patriotes français :
Réclamer l'annexion de la Belgique wallonne, des cantons suisses de Genève, Neufchâtel, Vaud et Valais et d'une partie du Piémont, régions de langue française ;
Proclamer l'indépendance du Midi, pays de langue d'oc, et de la Bretagne, pays de langue celtique ;
Abandonner la Corse à l'Italie ;
Cesser toute revendication sur l'Alsace, contrée de langue allemande ;
Solliciter du Tsar la liberté de la Finande et de la Pologne, et la cession à l'Allemagne des Provinces Baltiques.
Beaucoup d'entre eux, semble-t-il, hésiteraient à approuver ce programme.
La croyance en la patrie est une croyance irraisonnée, un acte de foi qui, pour bien des gens, a remplacé l'acte de foi envers un Dieu ; mais, à cet acte de foi l'on est amené par la paresse intellectuelle, l'égoïsme et l'hypocrisie.
Le patriotisme donne de précieuses raisons pour s'instruire peu, pour ne pas chercher à trop comprendre. « On se conduit de telle manière dans ma patrie ; en bon patriote, je dois me conformer aux usages et aux idées de ma patrie ; éloignons-nous de ces dangereuses et incompréhensibles nouveautés, venues de l'étranger. » Et l'on s'endort en ses habitudes, l'on vit sans réfléchir et sans agir.
Le patriotisme aussi n'est qu'un ingénieux masque de l'égoïsme ; aimer sa patrie, c'est, pour avoir plus, vouloir qu'un groupe d'hommes, dont, par hasard, on fait partie, accapare le plus possible, au détriment des autres groupes ; on en arrive à haïr ces groupes concurrents, et le fond du patriotisme n'est pas l'amour mais la haine.
Les gouvernements se gardent bien d'amoindrir le patriotisme, leur plus utile auxiliaire. Veut-on obtenir un crédit sans avoir à craindre un indiscret contrôle, veut-on justifier quelque inutile dépense dont profiteront seuls de riches et puissants entrepreneurs ; veut-on égarer le peuple par de factices enthousiasmes pour d'indignes et vaines alliances, en vocifère : « Le besoin, l'honneur de la patrie l'exigent ! » ou : « Nous avons bien mérité de la patrie ! » et tous sans discuter, sans réfléchir applaudissent et glorifient les bons patriotes, qui les dupent.
Et c'est la patrie qui prétexte les armées, et les armées servent à détruire, chez l'homme, l'esprit d'initiative et d'indépendance, et à calmer les foules bruyantes, comme on l'a prouvé à Fourmies.
A.-Ferdinand Herold.

Article paru dans les Entretiens Politiques et Littéraires, numéro 37 du 23 février 1893.

André-Ferdinand Hérold, (1865-1940) poète symboliste et traducteur, amateur de textes rares, de littératures orientales et latines. A.-F. Hérold fréquenta les bancs du lycée Fontanes (Condorcet), tout comme ses amis Pierre Quillard et Ephraïm Mickhaël. Il entra à l'école des Chartes en 1885 et suivit les cours de l'École pratique des hautes études, il fut l'un des piliers du Mercure de France, ami de Gide, Valéry, Pierre Louÿs, avec lesquels il collabora entre autre à la revue Le Centaure. Avec Alfred Vallette, Rachilde, Jarry et Quillard il était l'un des "trolls" du phalanstère de Corbeil et participa au théâtre des Pantins où l'on joua son adaptation de Paphnutius de Hrotsvitha.



André Ferdinand Hérold est le petit fils du compositeur Louis-Joseph-Ferdinand Hérold (1791-1833), et le fils de l'avocat et homme politique, préfet de la Seine, Ferdinand Hérold (1828-1882).