Dans Sylvia, l'écriture de Michaels est parfaite. Il n'y a pas de fantaisie, il n'y a pas de prise de risque, c'est une prose qui va à l'essentiel et qui est cependant capable, dans les descriptions, s'attachant aux détails du quotidien et à ce qu'il y a de plus sensible dans les souvenirs, d'évoquer des lieux, des personnes, des gestes en les transformant en images prégnantes, en sensations fortes, qu'on saura ressentir au plus profond de soi. C'est du moins ce que donne à lire la prose de la traductrice Céline Leroy.
Quant au récit en tant que tel, il s'agit de l'évocation trente ans après les faits, des quatre années passées ensemble entre l'auteur et sa jeune femme Sylvia Bloch, relation passionnelle, violente, déchirée et déchirante, dans une crise consumante progressive qui se finira par le suicide de Sylvia. Une histoire de couple tragique, qui, si elle n'était pas donnée par un auteur au fait de sa maturité créatrice, n'aurait certainement rien d'exceptionnel. Mais Michaels a le recul pour parler de quelque chose qui pourtant est d'une intense fraîcheur dans sa mémoire, malgré les années, et que viennent augmenter des extraits de son journal intime tenu à l'époque. On sera d'ailleurs surpris de la prise de distance dont il est capable en se souvenant de tout cela malgré l'implication émotionnelle pourtant forte. L'histoire se passe au début des années soixante et l'on découvre en toile de fond toute une époque et des moeurs typés : plusieurs lieux new-yorkais, Greenwich Village, l'esprit beat et jazz (dont on rencontre des figures : Kerouac, Ginsberg, Miles, Mingus...) et la littérature, occupations de Leonard Michaels qui prépare sa thèse sur le romantisme et de Sylvia qui étudie. L'atmosphère gay et sex'n drugs éprouvante de ces années, les psychologies faussement débridées, quelques fois perverses, qui cachent un monde encore plutôt conservateur ou disons bien coincé de l'intérieur...
Mais ce qui sublime totalement la scène et l'affaire, c'est la manière dont Michaels touche par le particulier quelque chose qui est universel : la relation avec l'autre, la question de la normalité d'une relation par rapport à sa particularité. Evidemment, il s'agit d'une relation amoureuse, mais l'excès qu'elle porte (à la limite de la folie, pas vraiment amoureuse, mais vraiment dangereuse, pour soi et les autres) éclaire tout type de relation. Michaels pointe chaque détail, chaque geste, chaque parole, mot, bruit, mimique de Sylvia comme de lui-même et parvient quelques fois à percer le mystère des sautes d'humeur, des manifestations de l'hystérie chez Sylvia. Comme les déclenchements de la culpabilité ou de l'envie chez lui. Les passions exacerbées des protagonistes à la mesure d'une société hystérique et en révolution, viennent se répercuter au plus profond des entrailles des lecteurs, et au bout, on se dit : suis-je normal ? Ce mot, ce geste, est-ce qu'il n'a pas provoqué ceci ou cela ?
Sans être ni moraliste ni psychologisant, heureusement, Sylvia pose de sacrées questions sur la place qu'on a au milieu des autres. C'est bien évidemment un magnifique témoignage personnel d'un auteur qui regarde en arrière sans nostalgie ou compassion. Juste honnête avec lui-même, et son lecteur. Mon seul regret est d'avoir lu la préface avant le texte. Elle parasite la lecture en donnant trop de clefs et gâchant la tension dramatique du récit. Elle est cependant essentielle pour comprendre les enjeux du livre, mais je déconseille de la lire en premier.