Bon, pour être franc, on y va un peu en traînant les pieds à cette exposition sur Robert Doisneau : un peu marre du Baiser de l’Hôtel de Ville et autres mièvreries. Et puis, peu à peu, en regardant vraiment les images montrées ici, puis ensuite, en lisant le texte d’un enthousiaste Chevrier de 24 ans alors, une autre vision se construit au fil des cimaises, à la Fondation Henri Cartier-Bresson (jusqu’au 18 avril). On y voit un témoin de la banlieue, témoignage social, mais aussi architectural où les barres d’immeubles des années 50 se confrontent à la zone et au pavillon en meulière, où la modernité se heurte à la misère et à l’intemporel (cirques et baraques foraines, entre autres).
On découvre aussi un sens de la composition qui confine parfois à l’abstraction. La première photographie prise à la chambre 9×12 par un Doisneau de 17 ans (Les pavés, 1929) n’est qu’une abstraction minimaliste, un tas de pavés soigneusement agencés sur lesquels joue la lumière : Doisneau est un grand agenceur, un tricheur presque, toujours prêt à recomposer à la marge le réel pour avoir l’effet qu’il souhaite; l’histoire du Baiser -présenté ici dans le numéro de Life Magazine de juin 1950 dans une vitrine- est bien connue.
Autre composition très étudiée, ce bouquet de traces de conduits de cheminées dans un immeuble détruit, Rue des Nonnains d’Hyères (1961) : qui croirait voir là le Doisneau de la légèreté parisienne, le Doisneau du témoignage social, le Doisneau des effets publicitaires ? Nous avons ici, au contraire, un travail sur la trace, sur l’absence, sur la destruction tout à fait impressionnant.
J’ai aussi découvert ici un Doisneau de l’ellipse, du non-dit, du référent discret, voire énigmatique, aux antipodes de ses ‘effets’ bien connus. Ce champ de neige d’où émergent quelques brindilles se clôt par la silhouette d’un camion et d’une caravane sur une méchante route. Un homme vêtu de noir pousse : scène pure, immémoriale, zen ? sauf le titre : Prêtre ouvrier (1951). Va savoir quelle est l’histoire, mais soudain cette image prend une autre dimension, s’inscrit dans l’Histoire, place son auteur du côté des petits, des sans-grades, des réprouvés.
Doisneau fut résistant, et auteur de faux papiers. Il connut Cartier-Bresson lors de la Libération; ce dernier, m’a-t-on dit, très attristé par la mort de son ami (en 1994) croquait une pomme à ses obsèques et en jeta le trognon dans la fosse au cimetière. Sous le Cheval tombé (1942), on peut lire ces quelques mots de Doisneau : “Paris sous l’occupation, c’était l’humiliation. Il fallait descendre du trottoir pour laisser passer le superbe officier allemand, montrer sa carte d’identité ou ouvrir sa valise à n’importe quel coin de rue. Une très grande tristesse.” Un texte pour toutes les occupations, un cheval tombé aujourd’hui si présent ailleurs aujourd’hui, sous d’autres occupations.
Voilà ce qui fait les bonnes expositions : la relecture et l’universalité.
Très bon article dans Le Monde.
©Atelier Robert Doisneau.