Julliard 1981
Retour à la forme romanesque avec cet ouvrage publié en 1981 (Grand Prix du Roman de la ville de Paris) qui nous fait regarder la vie avec les yeux d'un dentiste retraité (qui emprunte sans doute beaucoup à Daninos lui-même) et qui suscite ce commentaire enthousiaste de Patrick Grainville dans VSD: un livre libre, ouvert, papillonnant, un moraliste espiègle et limpide, un veuf joyeux sur tapis volant, armé d'une lorgnette pour épingler nos grimaces et nos trucs.
Dès les premières pages, le ton est donné (et le titre justifié):
Il faut dire les choses comme elles sont – cela évite un effort d'imagination: je me sens beaucoup mieux depuis que je suis veuf. Rien de plus normal si j'avais été malheureux. Mais tel n'est pas le cas: je suis heureux et je l'étais.
Ce bonheur paradoxal suscite une introspection, prétexte à des digressions savoureuses sur les psychiatres, les chiens idiots, les enterrements. Puis le narrateur nous entraînent avec lui à l'université ou dans les salles de sport où le troisième âge n'a jamais été aussi bien représenté, sur le pont du Queen Elisabeth II ou entre les tours de New York où il rencontre Sue, américaine décontractée qu'il va épouser. Et l'on retrouve le procédé, souvent utilisée par Daninos du regard étranger (le major Thompson des Carnets au mannequin norvégien de Made in France) qui permet de pointer avec précision mais sans trop de méchanceté les tics de langage, les snobismes, les contradictions, les ridicules.
Sur le veuvage:
"Elle porte le demi-deuil…" l'idée que l'on put porter le demi-deuil de sa moitié me plongeait dans des abîmes de calcul mental
et les enterrements suivi par une foule immense:
Autant dire qu'il s'agit là de très grands morts, de morts très rares, tels des généraux tués au feu, des amiraux morts à la mer…
Sur l'humour (macabre) de certaines épitaphes:
Passant, marche sur le sol avec gravité,
le dentiste Brown y remplit sa dernière cavité
Sur le chien idiot de ses voisins:
C'était un chien de garde d'autant plus sûr que, ne reconnaissant personne, il aboyait pour tout le monde, même pour ses maîtres. Quand il n'y avait personne, il aboyait pour un rat, un chat, l'absence de lune, un autre chien. Redoutable entre tout, la nuit: l'interminable passage, sur la route, d'un hérisson. – surtout lorsqu'il prenait l'idée à cette bestiole (les hérissons ont des revirements) de faire demi-tour, ou de tourner en rond devant la barrière.
Raillant le jeunisme des seniors:
Il faut les voir dans leur club champêtre, ces nouveau-nés du troisième âge, en culottes et maillots d'athlétisme, prêts à coller au peloton de culture physique, ravis de se faire engueuler (ça rajeunit…), et prenant à peine le temps de vous souffler un bonjour entre deux expirations: Faut s'oxygéner le cerveau… Secouer la carcasse… Recharger les accus… Dégraisser le châssis…
On finit par se demander comment ils parleraient sans voiture. C'est le salon de l'Octo.
Sur le Queen Elisabeth II:
Il y a un hollandais tellement ennuyeux qu'il le reconnaît lui-même. Visage de cire, long nez, oreilles interminables, il m'a dit:
- C'est fou ce que je peux faire partir les gens. Au début je ne m'en rendais pas compte. Quand j'ai été convaincu, j'ai créé une agence de voyages.
A propos des cocktails:
Tous les hommes sont mortels, bien sûr, mais surtout dans les salons.
Et dans un registre plus grave, quand il cite Cicéron: "S'il faut l'en croire, on doit être reconnaissant à la vieillesse: elle supprime la passion malséante et doit être vivement félicitée de n'éprouver grand regret de nuls plaisir pour railler ceux, nombreux" et tout ceux qui se félicitent de leur abstinence ou de leur renoncement au plaisir, c'est pour ajouter: "il est trop facile de transformer la débâcle du corps en victoire de l'âme."