Durant les premières années, elle tombait presque à tous les pas, et ses gouvernantes perdaient, chaque jour, des heures à soigner les bosses qu'elle se faisait au front, les égratignures de ses joues, les bleus qui parsemaient son corps. La reine, éplorée, s'était engagée à distribuer aux pauvres ses revenus d'un trimestre, si sa fille pouvait, une fois, paraître devant elle sans porter le bras en écharpe, sans avoir un bandeau sur l'oeil. Mais l'argent ainsi promis demeura dans les coffres du palais. Pataude tombait toujours ! Aujourd'hui elle versait dans le fumier ; le lendemain, elle écrasait de son poids les cloches à melons, ou, s'asseyant brusquement sur le petit chien de sa mère, elle l'étouffait misérablement. Une compagnie de soldat veillait sans relâche au bord eu bassin pour en éloigner la fillette, qui réussit, grâce à cette précaution, à n'y rouler qu'à six ou sept reprises. On la repêcha toujours saine et sauve, mais il ne faut point demander si ses beaux habits furent gâtés. Ajoutez que la maladroite ne consentait point à tomber seule : invariablement elle entraînait une poupée dans sa chute, et, bien que le roi, son père, lui en donnât chaque jour deux, la pauvrette en détruisait plus qu'il n'en fournissait... Le grenier du château regorgeait de leurs cadavres... Lamentable spectacle !... Le sang (je veux dire, le son) s'échappait des plaies béantes, et les têtes séparées du tronc formaient des monceaux affreux qui s'élevaient presque jusqu'aux solives.
Pataude était bien à plaindre, allez ! Et, pour se corriger de sa gaucherie, elle eût tout sacrifié, tout, même son titre de petite reine. Elle souffrait des railleries de ses soeurs qui se plaisaient à l'humilier, des colères de ses gouvernantes, du chagrin surtout de ses parents.
Figurez-vous qu'elle n'osait presque plus s'asseoir à table, et qu'elle frémissait en s'y plaçant, à la pensée des sottises qu'elle allait commettre. Jamais elle ne touchait à sa coupe sans la renverser sur la nappe ; elle répandait les sauces ; sa viande et son pain voyageaient sous les pieds des voisins, et sa serviette ne l'empêchait aucunement de se couvrir de taches. Un soir enfin, comme l'un des principaux seigneurs de la couronne avait été convié au palais, Pataude en jouant avec une cuillère fit tomber sur ce personnage vêtu d'un bel habit bleu ciel une soupière de bouillon. A dater de ce jour, on décida, suivant le conseil des soeurs aînées, que la cadette mangerait seule dans sa chambre.
Mais, une semaine après cette désagréable aventure, le roi, s'adressant à son épouse, dit :
"Grande Reine, vous n'ignorez pas que nous serions, vous et moi, les plus heureux souverains du monde, si la destinée ne nous avait affligés d'une fille dont la maladresse nous déshonore.
- Hélàs !
- J'ai réfléchi mûrement dans le silence de mon cabinet, et j'ai trouvé, grâce à ma sagesse bien connue, un infaillible remède pour guérir notre chère enfant de cette infirmité que je déplore, que vous déplorez, Madame, que nous déplorons tous les deux.
- Ah ! Seigneur, quel est ce remède ? Je brûle d'en être instruite, car, ayant été découvert par vous, il ne peut être qu'excellent.
- Je le crois, Princesse, je le crois... Avez-vous entendu parler de Laplume ?
- De quelle plume ?
- Il ne s'agit point d'une plume d'oiseau, Madame, mais bien de l'un de mes plus fidèles sujets, que l'on nomme Laplume à cause de sa merveilleuse légèreté.
- Quelle est la profession de cet homme ?... Maître de danse, sans doute.
- Cette perspicacité, Grande Reine, prouve, un fois de plus, la perfection de votre esprit. Oui, Laplume est maître de danse, et j'ai résolu de lui confier notre fille. Cet artiste, mandé par moi, s'est présenté ce matin devant mon auguste personne ; il s'est engagé à métamorphoser Pataude. "Mes leçons, a-t-il déclaré, feront d'elle un prodige de souplesse et de dextérité. Tel que vous me voyez, Sire, je me charge, moi, Laplume, de donner des ailes à un sabot."
- Espérons alors pour notre enfant.
Les leçons commencèrent aussitôt. Mais, soit que Laplume se fût vanté, soit que son élève eût pour la danse moins de dispositions qu'un sabot, il ne réussit point à la dégourdir. Entre nous, il s'en consolait aisément, car sa bourse gonflait à miracle. Le roi se contentait d'interroger parfois le professeur : "Eh bien, constatez-vous des progrès ? - Enormes ! Prodigieux ! répliquait l'autre avec audace. Mademoiselle devient un lutin de l'air, un papillon, une libellule. - Ah, tant mieux !" Et le père, au comble de la joie, quittait l'imposteur, et se rendait au conseil des ministres.
Mais voilà qu'au bout de quelque temps il appela notre homme et lui dit :
"Nous avons, ce soir, grand bal à la cour. Ne manquez pas d'amener Pataude ; je prétends jouir de son succès et prouver à tous qu'elle est guérie de son défaut." A ses paroles, le maître de danse rougît, pâlit, trembla, mais il fallut s'exécuter.
L'heure de la fête arriva.
Dans une salle décorée avec un luxe inouï, sous les lumières de trois cents lustres, étaitent assis en files éblouissantes, d'une part, les seigneurs vénérables, les jeunes chevaliers, l'élite des magistrats, d'autre part, leurs femmes et leurs filles, superbes en des toilettes de velous où scintillaient perles fines et diamants. Les deux souverains siégeaient au centre sur un trône couvert de drap d'or, et, dans le fond, un orchestre invisible jouait les morceaux les plus jolis.
"Allons ! fit-il, allons, ma toute belle, réjouissez vos parents et l'assistance d'un de ces pas aériens que Laplume vous enseigna." Cet ordre fut suivi d'un silence morne. Chacun regardait avec stupeur ; on se poussait du coude, et plusieurs craignaient que le prince n'eût été tout à coup frappé de folie. Quant à Pataude, la consternation se peignit sur son visage. Mais comment résister ? Elle obéit...
Avez-vous vu danser les ours ? Avez-vous remarqué comme ils battent le sol de leurs grosses pattes - pouf ! pouf ! pouf ! - tandis que leur gardien souffle dans un fifre ? - Eh bien, le pas aérien de l'infortunée princesse ne ressemblait pas mal au pouf ! pouf ! de l'ours. Après quelques bonds de cette espèce, elle essaya de tourner sur elle-même, mais le plancher était glissant... Elle perdit l'équilibre, oscilla deux ou trois fois, et patatras ! - s'abattit sur le fauteuil du Ministre des Finances, qui renversa dans sa chute un ambassadeur, qui jeta par terre une douairière respectable, qui donna de la tête dans l'estomac d'un juge, lequel, en courant après sa perruque, accrocha le plateau chargé de sorbet que portait un domestique. Pêle-mêle indescriptible ! Cris, rires, plaintes, exclamations de colère, musique de l'orchestre, une véritable cacophonie ! La douairière avait cru bon de s'évanouir ; le ministre faisait des excuses à l'ambassadeur, et le juge ramassait son toupet qui trempait dans le sorbet. La reine pleurait, le roi criait :
"Qu'on trouve Laplume et qu'on le pende !" Mais Laplume avait disparu. Les soeurs jumelles injuriaient leur soeur qui cachait sa figure derrière un éventail.
Peu de jours plus tard, l'empereur Bradamante, qui régnait sur un pays voisin, demanda pour son fils, le beau, le jeune, le charmant Floridor, la main d'une des filles du roi. Le prétendant se rendit à la Cour, et, lorqu'il eut vu les trois jeunes filles : "Seigneur, dit-il à son hôte, vos enfants me paraissent tellement égales en perfection que je ne puis me décider à choisir entre elles. Je vous prie donc bien humblement d'ordonner, pour ce soir, un bal, et, sauf meilleur avis de votre part, j'épouserai demain celle qui dansera le mieux."
Bien qu'il comprît que cette combinaison enlevait à Pataude toute chance d'être impératrice, le monarque consentit. Les aînées montrèrent, à cette nouvelle, une joie très impertinente, et, par dérision, elles saluaient profondément leur cadette, l'appelant Madame, comme si elle eût été déjà mariée, et la plaisantant sans nulle pitié sur son talent choragraphique : "Hop ! hop ! criait Aurore, fendez les airs, vive l'alouette !" Et Lucine, imitant avec ses bras le mouvement de deux ailes, chantait en sautant lourdement : "Hanneton, vole, vole, vole..."
Afin d'échapper à cette persécution, Pataude quitta le palais, s'enfonça dans la campagne. Elle pleurait, la pauvrette, et songeait : "Que ne suis-je morte !" Toujours pleurant, toujours songeant, elle arriva devant une cabane de charbonniers, et, pour se reposer, elle y pénétra. Un nourrisson criait dans son berceau ; une marmite pendue sur un feu de sarments bouillait trop fort, en sorte que son contenu se répandait à flots dans les cendres , un chat debout sur les pattes de derrière s'efforçait d'atteindre un jambon accroché contre le mur.
"La femme qui demeure ici, pensa la princesse, s'est éloignée pour quelque ouvrage, et, pendant ce temps, tout va mal chez elle." Obligeante et charitable, la promeuse tâcha de remettre en ordre le ménage. Elle écarta les sarments, dont la flamme devint moins vive, écuma soigneusement le pot, non sans se brûler les doigts, enferma le jambon dans un buffet, et berça l'enfant si doucement qu'elle ne le fit point chavirer. Puis, lorsqu'elle se fut assurée qu'il dormait, elle se leva pour partir. Mais voilà qu'elle entendit, avec surprise et même avec effroi, une voix fluette qui sortait de l'âtre... La marmite chantait :
Rentre au palais de tes parents,
Pataude ! Pataude !
Ensuite elle perçut un bruit sous la table. C'était le chat qui miaulait :
Tu danseras légèrement,
Pataude ! Pataude !
Enfin l'enfant, sans se réveiller, articula ces paroles :
Le Prince Floridor t'attend,
Pataude ! Pataude !
Eperdue, la jeune fille s'enfuit.
J'aime autant vous apprendre tout de suite que le nourrisson de la cabane avait pour marraine une fée qui ne le quittait jamais. Invisible et présente, elle avait insisté aux charitables travaux de la maladroite, et, tenant à la récompenser, elle lui avait accordé le privilège de devenir désormais gracieuse, habile, agile, autant que les fées elles-mêmes.
Cependant la nuit tombait ; les lustres s'allumaient dans la grande salle royale ; les instruments préludaient ; les invités arrivaient en foule.
On ouvrit le bal. Aurore et Lucinde se surpassèrent dans un pas de deux qui ravit l'assistance. Le fils de l'Empereur loua fort le mérite des jumelles, et celles-ci, folles d'orgueil et le sarcasme à la bouche, poussèrent leur cadette au milieu de la pièce en disant : "Saute, vilaine, pouf ! pouf !" Le public aurait d'avance éclaté de rire, s'il n'avait été touché de pitié par la contenance morne de la Reine et du Roi.
Mais comment peindre la surprise et la fureur des deux aînées, l'étonnement des invités, l'ahurissement et la joie des Souverains, l'enthousiasme du prince Floridor, lorsque Pataude, aprés avoir fait aux spectateurs la plus délicieuse révérence, se mit à voltiger en mesure, à décrire, avec une grâce inimitable, des cercles éblouissants ? Ah ! si Laplume se fût trouvé là, il eût pu s'écrier : "Mademoiselle ressemble aux lutins de l'air, aux papillons, à la libellule !..." Elle planait plus qu'elle ne marchait, et ne déployait pas moins de légèreté que l'abeille effleurant les roses. Tantôt agitant un voile de gaze au-dessus de son front, elle paraissaitn emportée par la brise comme une feuille détachée ; tantôt elle s'arrêtait brusquement en des attitudes charmantes...
"Sire, dit Floridor au Roi, Pataude, la mal nommée, sera mon épouse, si vous daignez y consentir !"
On célébra superbement les noces. Les festins durèrent douze jours. Tous les habitans du pays y furent conviés, moi comme les autres. Dieu sait si nous nous amusâmes ! - Seules Aurore et Lucinde boudaient un peu, mais leur bonne soeur les maria bientôt, l'une au Prince de Babylone, l'autre au grand Rahaj des Indes, et cette union les consola.
H. GUY