La première mention de la mère est
sous la forme d'une image de son visage, d'une image sans vie, prise dans un anonyme
photomaton, sans même les couleurs du vivant. Personne ne l'a alors regardée et
c'est une image morte d'avant la mort, ce que répète le vocabulaire et la
reprise de la consonne : « inerte image /
momie maman / muette ». C'est ensuite la mère à l'hôpital avec le lit, ou le
fauteuil, ou le déambulateur, lieu à la fois rassurant — rien ne peut arriver
dans cet espace restreint —, et inquiétant — la maladie impose l'immobilité, le
retrait, la coupure d'avec l'extérieur, ce que suggère la seule action possible
: baisser ou lever le volet avec une manette. la parole n'existe qu'au cours de
la "visite", moment où le "je",
quasiment absent dans les livres d'Antoine Emaz, apparaît : c'est celui de la
mère, qui se plaint de tous ces vivants restés dans le monde, qui rappelle tous
les interdits de l'hôpital (ne pas fumer, ne pas boire de bière) et refuse la
fin proche. La fin proche d'une vie « sans
histoire » — vision beckettienne — qui renvoie le sort de la mère au drame
collectif :
une longue vie sans trace aucune
sauf dans quelques
mémoires
qui se perdent
un rouage édenté tourne
à vide
patine
d'autres s'activent sur
al chaîne
s'exténuent
d'autres se préparent à
s'activer
s'exténuer
ça continue
Dans les derniers jours, le
corps de la mère semble se vider de sa substance, de sa voix, comme s'il allait
progressivement s'effacer. Après sa disparition la nuit — le temps du vide —, devenue
« momie neutre », c'est
l'enterrement, le cimetière ; il y a un
contraste fort entre la manière dont est décrit le travail du fossoyeur pour
descendre le cercueil dans la fosse — la phrase est construite classiquement —,
et ce qui est ressenti ; les mots sont
alors juxtaposés, simplement introduits par c'est
: « maintenant c'est simple seul / calme silence
tranquille / et large lumière faible / l'hiver / les tombes ». Le jardin,
lieu de la paix dans la symbolique d'Antoine Emaz, devient le lieu du repos
éternel. Une vie achevée, une « fin
d'histoire » : que reste-t-il ? Tout se perd, l'espace personnel de la mère
est transformé, et rien autre que des images ne subsistera pour quelques
proches ; « on se dit que c'est »,
plus loin : « encore vivre / quoi / vivre
» et : « c'est », titre d'un
recueil d'Antoine Emaz paru en 1992.
La finitude ne peut se penser — « d'évidence / le tas d'os / ne va pas de soi »
—, seulement les atteintes du temps, l'usure des corps semblable à celle des
choses puisqu'ils sont « amas de cellules
», « molécules / en sac de peau »,
et qu'ils finissent par n'être qu'un « grand
vrac de cadavres ». Cependant, la longue hospitalisation et la mort au bout
ont agi comme un "activateur" de mémoire. Mais ce qui remonte à la
surface des jours anciens, ce sont des couches sans lien entre elles, pas plus
apparemment qu'avec le présent ; ce sont des gestes, des bruits, des couleurs, des
cris, sans continuité. « Bloc »
insécable du « trou noir de mémoire»,
de la « mémoire noire », qui livre
des images non sollicitées, sans rien de lyrique comme on imagine les souvenirs
: « [...] c'est masse caillou cœur obscur
posé tombe de basalte ou marbre noir charbon ardoise mais / bloc / poussier
aggloméré collé compact », « crasse ».
Ce n'est qu'après la disparition de la mère que le vide est perçu autrement,
que le refus du "rien" est affirmé, notamment avec le souvenir d'un
objet de l'enfance, une boule de verre avec Tour Eiffel dans laquelle la neige
tombe indéfiniment ; tout se passe alors comme si la lourdeur du passé
s'atténuait : le ciel n'a plus la couleur de la cendre, et s'impose
l'air sans poids la transparence étale
du jour enfin dedans
dehors lavés
à grande eau par la
lumière le ciel le calme
enfin
Cette dernière strophe du livre appartient
au second long poème, 12 strophes de 3 vers dont la forme ne s'éloigne pas de
la métrique "classique", ce qui est inhabituel dans l'œuvre.
Le premier long poème (8 strophes
de 4 vers), dans l'ensemble qui ouvre le livre, a pour motif le passé perdu et
la mort proche, ce moment où mieux vaut se taire,quand ne restent que des mots et peut-être
seulement le bruit du souffle, comme le produisent Chet Baker et Miles Davis à
la trompette. Ce n'est pas dire que les mots, ou plutôt la poésie, n'a rien à
faire avec la finitude. La mort est le désordre face au discours
"ordonné", mais le poème ne se situe pas du côté de l'ordre : devant
les cadavres « le poème ne dit pas leur
"chant" / seulement leur tas / sans sens ». C'est dire qu'il est
nécessaire, ici comme ailleurs, trace contre, contre le rien, ce rien que les
mots n'échouent pas à dire, par le glissement d'un son à l'autre : « rien à / attendre / atteindre ». Écrire
contre, parce que ce qui subsiste ce sont des mots — ce n'est pas hasard si
Antoine Emaz fait allusion dans le livre à Éluard, à Baudelaire, à des paroles
de chanson de Ferré —, il y a là une position éthique ; le vide, peut-être,
mais ne pas céder à on ne sait quel faux désespoir : « vide à dire ».
Antoine Emaz
Jours / Tage,
traduction en allemand par Anne-Sophie Petit et Rüdiger Fischer
éditions En Forêt / Verlag Im Wald, 2009,
12 €.
Contribution de Tristan Hordé
Lire aussi sur ce livre la note de Florence Trocmé