23 heures 45. Journée de fou. Circuler dans les rues de Port-au-Prince pendant près de 6 heures entre l’Ambassade canadienne, le bureau, l’Hôtel Montana, d’autres bureaux canadiens et l’hôtel Karibe. Le quartier de Musseau est complètement démoli. Les maisons construites les unes sur les autres sont maintenant empilées les unes sur les autres. Le quartier du Canapé-Vert donne les mêmes allures. Nous sommes allés voir le market qui s’est effondré sous mes yeux. La dévastation ressemble à un gros château de carte, les étages confortés les uns sur les autres, bien collés. Les jeunes avaient déjà commencé à circuler entre les morceaux de béton pour piller des téléphones cellulaires ou des cannes de conserve.
Les images sont celles que vous voyez à la télé, à la différence que la même ne nous est pas présentée 1000 fois. En fait, les 1000 images différentes se ressemblent, la désolation a une limite. Les haïtiens sont partout dans les rues, des campings de fortune dans les jardins de la primature, sur des terrains de soccer ou sur tout endroit laissant un espace dépourvu de toiture. Ils se préparent à y passer une deuxième nuit. L’entrée de l’hôtel Villa Créole qui sert d’hôpital où plus de cent moun attendent des soins, les premiers comme les derniers. Les trottoirs ont été remplis de moun, vivants comme morts. Les morts bien enveloppés dans des draps, les vivants dans leur résignation.
Si les rues ayisiene débordent de sourires et de bruits de manière générale, on a senti toute la journée un profond silence déambuler sur les trottoirs. La sérénité d’une population sur qui la chance ne s’est jamais fait un siège un tant soit peu confortable. On a le sentiment qu’intérieurement, ils crient : « Crisser nous patience trente seconde ! ». C’est ce que j’ai crié pour eux toute la journée.
L’internet ne dérougit pas. Plusieurs dizaines de courriels sont entrés, d’amis inquiets et d’inconnus qui veulent que nous retracions leur sœur, leur frère ou n’importe qui de proche. Mon blogue normalement visité par une quinzaine de personnes par jour a reçu plus de 3500 visites aujourd’hui ! Des journalistes de la France et du Québec veulent m’interviewer pour m’entendre dire que j’ai eu peur, que des morts jonchent les trottoirs, que les buildings se sont effondrés. Tout ce que tout le monde sait déjà ! Drôle de commerce.
La soirée a été ponctuée de répliques. Petites mais vicieuses. Notre niveau d’anxiété (ajouter la fatigue) est tel que le moindre mouvement nous place en alerte. Injustifiée mais efficace comme stress. L’enjeu pour les prochains jours concerne premièrement les ressources : les gens auront-ils assez d’eau, de diesel (génératrice et voiture) et de bouffe. Notre inquiétude personnelle est tout à fait gérable, on peut penser que les activités économiques auront recommencé à exister au cours des prochains jours dans notre quartier moins affecté. Pour le reste de la population, la réflexion prend la forme d’une urgence.
On se couche fatigué et un peu anxieux, on souhaite que les répliques « nous crissent la paix pour quelques heures ! »