Titre original : La sombra de lo que fuimos
"Je suis l'ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu'il y aura de la lumière." (p.
19)
Au cours d'une scène de ménage, à Santiago, Conception Garcia fait tomber par
la fenêtre le vieux tourne-disque de son mari. Erreur fatale puisque l'objet tue sur le coup un passant, et pas n'importe lequel puisqu'il s'agit de Pedro Nolasco Gonzalès, plus connu
sous le nom de l'Ombre dans le milieu clandestin des opposants au régime dictatorial. Ce soir-là ce dernier était attendu pour organiser un gros coup par trois vétérans, trois
anciens militants contraints à l'exil par le coup d'état de Pinochet et revenus, réunis de nouveau pour la première fois, trente-cinq ans après, dans un hangar désaffecté...
L'incipit démarre avec des références musciales, deux chanteurs compositeurs, deux Carlitos : Santana et Gardel. Nous sommes au Chili et un homme, quelques pages plus loin, sera tué par accident
par un tourne-disque qui sûrement aura permis d'écouter les chansons ou tangos de l'un et l'autre. Premier clin d'oeil, suivi de beaucoup d'autres. Car on rit beaucoup dans ce nouveau roman
de Luis Sepulveda rendu célèbre par son Vieux qui lisait des romans d'amour, et du même coup sa maison d'édition indépendante, Métailié, un message délivré au cours de cette histoire de
vieux de la vieille, car c'est tout ce qu'il reste quand on nous a tout pris, c'est ce qui permet de continuer à vivre.
"Le vendeur lui indiqua une des trois tables recouvertes de toile cirée et abandonna son comptoir pour apporter une bouteille de vin et deux verres. Il les
remplit, les deux hommes se regardèrent brièvement dans les yeux et y découvrirent les mêmes ombres, les mêmes cernes, le même glaucome historique qui leur permettait de voir des rélaités
parallèles ou de lire l'existence résumée en deux lignes narratives condamnées à ne pas coïncider : celle de la réalité et celle des désirs." (p. 23)
Les ombres, ce sont aussi bien sûr ces vétérans dont on
apprend l'histoire au fur et à mesure, ces célibataires sexagénaires, au crâne chauve ou dégarni, revenant au "pays de la mémoire". L'Ombre, c'est enfin cet homme mystérieux qui connait toutes les ruses pour déjouer la
surveillance, ce petit-fils d'anarchiste qui avec trois autres à visage découvert, un 16 juillet 1925, fit la "première attaque de banque dans l'histoire de Santiago", un hold-up à la
Robin des bois, contre le capitalisme et pour le "bonheur des damnés de la terre". Car L'ombre de ce que nous avons été, c'est avant tout le roman d'un autre sexuagénaire en
exil, Luis Sepulveda, un roman engagé qui dénonce les dictatures de toute tendance politique et rappelle l'existence de certains mouvements comme le MIR (Movimiento de Izquierda
Revolucionaria). C'est ce qui en fait un bon roman, non par son intrigue, mais par sa capacité à nous faire sourire et réagir,
penser et réfléchir, et à nous faire rester vigilants : nous ne sommes pas à l'abri nous non plus de devenir un jour l'ombre de ce que nous avons été...
Ce roman a reçu en Espagne le PRIX PRIMAVERA 2009.
SEPULVEDA, Luis. - L'ombre de ce que nous avons été / trad. de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg. - Paris : Métailié, 2010. - 149 p. : couv. ill. en coul.. - (Bilbiothèque
hispano-américaine). - ISBN 978-2-86424-710-4 : 17 euros.