Si, comme moi, vous avez lu aujourd’hui le quotidien 24 heures, vous aurez sans doute eu sous les yeux la une ainsi que la première page du cahier vaudois. Deux pages dans lesquelles il est bien évidemment question de l’affaire qui secoue le canton en ce moment : le meurtre de la municipale d’un village de la région morgienne.
Depuis trois jours, 24 heures nous apprends tout, ou presque, sur la défunte, son mari, les réactions des habitants du village, celles de l’entourage de son mari qui est un libraire reconnu.
Ce matin, le journal dressait le portrait du meurtrier présumé : son propre beau-fils, le fils de son mari hospitalisé pour cause de grave maladie. La description de l’inculpé est tellement précise que l’on y apprend tout de lui, y compris son nom, qu’il est un scientifique de renom et son lieu de travail sur lequel le journaliste semble être allé enquêter.
Là où cela se gâte sérieusement, c’est lorsque l’on se rend compte que 24 heures publie deux fois la photo du meurtrier possible. Deux fois ! La première en une et la seconde à la première page du cahier vaudois. Même Le Matin n’a pas osé.
Certes, on me rétorquera que 24 heures informe, qu’il relate les éléments qu’il a en main. Soit. Mais qu’apporte la photo du présumé meurtrier qui est de toute manière déjà sous les verrous ? Est-ce vraiment nécessaire ?
C’est sans doute la question que s’est posée Thierry Meyer qui y répond dans la version électronique du journal :
«Une coutume introduite voici une trentaine d’années dans la presse romande veut que l’on ne publie généralement que les initiales d’un prévenu, et que l’on masque ou «floute» ses yeux. Cette tradition, qui ne repose sur aucune obligation légale, ne s’applique pas lorsque la personne est une personnalité publique. Or, en l’espèce, nous sommes dans ce cas de figure, puisque les livres du prévenu sont disponibles à la Bibliothèque cantonale universitaire et dans les librairies de la région, et qu’y figure sa photo et son nom en toutes lettres. Une simple recherche sur Google renseigne quiconque sur sa biographie complète. Face à cette évidence, nous avons préféré l’honnêteté et la véracité à une forme d’hypocrisie qui soulagerait la conscience.»
Publier la photographie d’un présumé coupable serait donc légal et constituerait une preuve d’honnêteté. Tout cela parce que la photo de l’homme incriminé serait facilement accessible, ce qui est loin d’être évident, et qu’il serait une personnalité publique.
Le Conseil suisse de la presse s’est penché sur cette problématique après la publication abondante de la photo du meurtrier de la jeune Lucie en mars 2009. L’ensemble des considérations est accessible sur le site de cet organisme qui conclut ainsi :
1. Les rédactions ne devraient pas publier par pur réflexe le nom et la photo d’un criminel présumé livrés par les autorités, mais bien procéder avant publication à leurs propres réflexions déontologiques. Même en des temps économiquement difficiles, avec un paysage médiatique sujet à des changements structurels, et en dépit de la pression de l’actualité devenue plus forte pour les rédactions à l’ère du on-line, une soigneuse pesée des intérêts déontologique reste indispensable.
2. La publication d’un avis de recherche ou d’un appel à témoins par les médias se justifie s’il y a péril en la demeure. C’est le cas, par exemple, lorsque d’autres délits sont à craindre et/ou l’auteur présumé est en fuite, de même s’il nie sa culpabilité. La publication de noms et de photos est en revanche disproportionnée lorsque, comme dans le cas «Lucie», l’auteur présumé du meurtre a déjà été arrêté et qu’il a avoué, et que de plus un grand nombre d’éventuels témoins se sont annoncés auprès des autorités avant même la publication d’un appel à témoins.
3. Certes, les circonstances dans lesquelles les autorités dévoilent l’identité d’un auteur présumé – par exemple lorsque cette identification se fait au cours d’une conférence de presse retransmise en direct – peuvent entraver les efforts des médias à observer une retenue déontologique. Toutefois la publication, une seule et unique fois, du nom et de l’image de l’auteur présumé ne confère pas à coup sûr à ce dernier une notoriété telle qu’elle rende inutile et superflu tout respect de l’anonymat dans les comptes rendus ultérieurs.
4. Les responsables de chaînes de radio et de télévision ainsi que les services on-line qui retransmettent intégralement des conférences de presse et autres manifestations semblables devraient prendre des précautions afin d’être en mesure de réagir lorsqu’une diffusion non filtrée de l’image et du son de l’événement enfreint les normes déontologiques.
5. Même si une rédaction parvient, après une pesée soigneuse des intérêts, à la conclusion que dans un cas donné la publication du nom et de la photo d’un auteur présumé est admissible, elle doit veiller à donner à cette information un traitement proportionné. Les journalistes ne sauraient profiter abusivement de la mention du nom et de la photo d’un auteur présumé par les autorités dans le cadre d’un appel à témoins pour clouer au pilori un meurtrier présumé et ses proches.
À la lecture de la position du Conseil suisse de la presse, en tenant compte du fait que le présumé meurtrier a été arrêté et que, même s’il n’a pas avoué, il est donc a disposition de la justice, en prenant conscience que le site de la Police cantonale vaudoise ne mentionne même pas le nom du suspect – et encore moins sa photo, en cherchant bien ce qu’apporte la double publication de la photo du prévenu, on en est réduit à suspecter 24 heures et sa rédaction en chef d’un manquement à la déontologie.
Et surtout, en allant un peu plus loin et en se souvenant un instant que, même pour la presse, il n’y a pas que l’information, le tirage et les recettes publicitaires qui comptent, on ne peut être que parcouru par un désagréable frisson quand on imagine ce qui a pu se passer dans la tête du père du meurtrier présumé et mari de la victime, gravement malade, lorsqu’il a découvert la une de 24 heures, ce matin, sur son lit d’hôpital.
Les pseudos honnêteté et véracité – prônées par Thierry Meyer – qui s’imposent devant une «forme d’hypocrisie qui soulagerait la conscience» auraient dû s’incliner devant la déontologie et la conscience tout court.