Depuis la rentrée de janvier, l’enseignement supérieur est une fois de plus le théâtre d’une farce dont on se passerait bien. Surtout qu’elle concerne la question cruciale de sa démocratisation, ou plus exactement de la démocratisation de ses filières dites « d’élite ».
Le centre de la polémique ? L’augmentation du nombre de boursiers dans les grandes écoles, et en particulier dans les plus prestigieuses d’entre elles. Citant comme modèle Sciences Po (Paris) et ses 30% de boursiers, Valérie Pécresse a demandé aux grandes et très grandes écoles de faire aussi bien que la Richard Descoings, Inc. de la rue Saint Guillaume. Cette demande d’un flou absolu – quotas autoritaires ou simple objectif volontariste ? – a été à l’origine d’une série de réactions médiatiques en chaîne, permettant à chaque acteur (à tous les sens du terme) de livrer sa partition préférée. D’un côté, les gardiens du temps de l’excellence républicaine, Conférence des Grandes Écoles et Jean-Paul Brighelli en tête, expliquant qu’en accueillant n’importe qui, n’importe comment, les grandes écoles allaient voir leur niveau baisser, et qu’il fallait au contraire agir en amont, pour permettre aux boursiers de concourir à niveau égal avec la bourgeoisie au moment du concours d’entrée. De l’autre côté, une alliance hétéroclite de chevaliers blancs de la réussite pour tous : l’inénarrable Richard Descoings, toujours content de pouvoir régler ses comptes avec les « vraies » grandes écoles et de faire de la pub pour sa petite entreprise ; les duettistes Minc et Pinault, exprimant leur « haut-le-coeur », pas moins ; l’UNEF appelant à la mort de la « sacro-sainte sélection » ; enfin cerise sur le gâteau, Nicolas Sarkozy, auréolé de son (auto)réputation de pourfendeur du capitalisme et des inégalités, retrouvant ce lundi ses accents de self-made man pour expliquer que « les grandes écoles, c’est pour tout le monde », pas seulement pour « quelques enfants de la haute bourgeoisie ». Et réclamant en conséquence des « résultats concrets » pour l’ouverture sociale de leur recrutement.
Les observateurs attentifs de l’enseignement supérieur français savent déjà, en vérité, comment ce duel de matamores va finir. Une fois que chacun aura fait son tour de piste, la vie reprendra son cours ; les grandes écoles lâcheront quelques nouvelles « voies d’accès parallèles » sur dossier pour permettre à des sauvageons de passer outre l’obstacle du concours ; Richard Descoings reprendra la construction de son université privée pour grands bourgeois et… sauvageons sélectionnés, à l’ombre du boulevard Saint Germain ; Pécresse et Sarkozy auront peut-être, au passage, gagné quelques points de popularité. Et après ?
Quelques mots, d’abord, sur ce « boursocentrisme » qui devrait apparemment régler tout seul le problème du manque de diversité des élites françaises. Seuls 30% des étudiants français post-bac bénéficient d’une bourse. L’idée derrière les demandes de facilitation de l’entrée des boursiers en grande école revient concrètement à simplifier la procédure d’admission, en supprimant les épreuves de culture générale ou en permettant des admissions sur dossier, notamment. Admettons que l’on se dise qu’au fond, la fin justifie les moyens et que l’on applique massivement ce type de sélection. Étant entendu que le nombre de places en grandes écoles restera, lui, fixe, on va simplement déplacer d’une couche sociale la discrimination : les « grands bourgeois », pour reprendre la typologie sarkozyenne, continueront de triompher dans la voie classique d’entrée par concours ; les boursiers, ou la « diversité », comme on dit pudiquement, bénéficieront de places plus ou moins réservées via les voies d’accès parallèles ; resteront alors sur le carreau, nouveaux dindons de la farce, la portion des 70% de non-boursiers qui n’ont pas la chance d’être fils de prof, de cadre, de grand bourgeois, ou la malchance d’avoir grandi en ZEP. Trop riches ou trop bien nés pour bénéficier des mesures d’aide à la « diversité » ; trop médiocres pour boxer dans la même catégorie que les étalons de Louis Le Grand ou Henri IV ! Sans parler des pauvres malheureux qui auront le triste privilège d’être tout juste au-dessus du plafond de revenus permettant l’obtention d’une bourse, et qui, magie de l’effet de seuil, cumuleront les désavantages, surtout si Valérie Pécresse, comme elle l’a déclaré, obtient l’annulation totale des frais d’inscription aux concours pour les seuls boursiers.
Faut-il préciser qu’une telle philosophie, qui est précisément celle de l’affirmative action à l’américaine – réparer un préjudice social antérieur contre une communauté par des compensations ultérieures pour les membres et descendants de la même communauté – bien loin de rendre la société française plus fluide, ne fera que la fragmenter un peu plus, que monter « classes moyennes » contre « classes populaires », et justifiera à la marge un système toujours profondément inégalitaire, celui qui veut que le titulaire d’un diplôme de grande école bénéficie pour le reste de sa vie d’un avantage symbolique décisif sur le reste de la population ? En terme d’emploi, de salaire, de prestige social ?
Le vrai problème, qui, comme par hasard, n’a pas été abordé dans cette polémique, est donc plus que jamais les grandes écoles elles-mêmes. Et le concept qu’elles évoquent dans tous les esprits : celui d’excellence. Puisque les grandes écoles sont par définition l’excellence à la française, elles sont évidemment inamovibles. Et la seule façon de répandre l’excellence sur les masses avides d’ascension sociale, c’est bien entendu d’ouvrir plus grandes les portes desdites grandes écoles. Qu’il existe dans notre pays des universités, c’est-à-dire un système d’enseignement supérieur complètement parallèle et recoupant sur des pans complets les formations des grandes écoles ; que ce système accueille la majorité des étudiants ; et qu’il soit perpétuellement humilié et rabaissé par cette obsession des grandes écoles ne pose visiblement de problème à personne. C’est que le raisonnement sur l’excellence des grandes écoles est parfaitement circulaire. Elles sont l’excellence parce qu’elles sont extérieures à l’université, parce qu’elles sélectionnent les meilleurs excellents élèves, eux-même déclarés « meilleurs des meilleurs » puisque réussissant les concours d’entrée aux grandes écoles ! Les plus grandes entreprises recrutent souvent de façon privilégiée (si ce n’est exclusive) les anciens élèves de telle ou telle école, accréditant l’idée qu’un diplôme de grande école garantit automatiquement les meilleurs postes. Se demande-t-on seulement si les mêmes étudiants, s’ils avaient fait leurs études à l’université, seraient moins bons ? Ou si inversement des étudiants de l’université, parés du même titre de gloire, ne feraient pas l’affaire ?
Le système est d’autant plus absurde que « lesgrandesécoles » cache une réalité très diverse, avec une partie émergée de l’iceberg qui concentre les écoles les plus mythiques (ENS, X, HEC …), et une partie immergée qui recèle un maquis d’écoles (notamment de commerce et d’ingénieur) extrêmement hétérogène, au niveau réel parfois inversement proportionnel aux frais d’inscription. C’est dire si les propos tenus la semaine dernière par Valérie Pécresse, réclamant la gratuité de l’inscription au concours dans TOUTES les écoles pour les boursiers, sont aberrants : ils accréditent au fond l’idée que la seule voie royale en France serait celle des écoles, quelle que soit leur valeur réelle, de HEC (dont est issue la ministre) jusqu’aux plus obscures Sup’ de Co. Tout plutôt que la fac, en somme !
Si l’on veut vraiment diversifier les élites françaises, c’est la bipartition écoles-université, tant institutionnelle que psychologique et symbolique, qu’il faut revoir. Et de vagues plans de rapprochement entre les deux systèmes, ou des considérations rassurantes sur le fait que le rapprochement s’effectuerait déjà, notamment sur le plan de la recherche, ne peuvent suffire à régler la question. La fracture est plus forte que jamais, comme le prouve d’ailleurs tout ce psychodrame autour des quotas de boursiers. Alors on aimerait que la gauche prenne enfin des positions fermes sur ce sujet. Vincent Peillon mardi a courageusement suggéré de s’attaquer aux grandes écoles en les intégrant dans les universités. C’est une possibilité, mais elle risque de braquer les réseaux d’anciens élèves (qui, circularité toujours, sont plus que nombreux dans les milieux politiques), ainsi que l’opinion publique, au nom de l’argument qu’il est peu avisé de « casser ce qui marche ». Je pense pour ma part que la clé du problème réside un cran en-dessous, au niveau des classes préparatoires. Ce sont elles qui amorcent la coupure entre « simples étudiants » et « élèves des grandes écoles », et font que les seconds peuvent très bien ne jamais rencontrer, dans leur cursus, les premiers, qui représentent pourtant la majorité de la population. Ce sont elles qui entretiennent le fétiche de « l’excellence » que j’évoquais ci-dessus. Il y aurait pourtant bien des choses à dire sur le contenu de connaissances qu’elles transmettent, ces classes prépa, et sur la méthode qu’elles prônent, celui du bachotage intensif – méthode qui est, et sera sans doute encore à l’avenir, de moins en moins adaptée à la réalité cognitive et technologique de notre société.
Alors encore un effort, selon la formule consacrée, si nous voulons être républicains. Isolons ce qu’il y a de bon dans les classes préparatoires – le fort taux d’encadrement principalement, comme le sous-entendent Bertrand Monthubert et Benoit Hamon dans une tribune récente – et transposons-le dans les universités. Surtout, sortons les classes prépa des lycées pour les réintégrer dans les universités (si vraiment leur disparition pure et simple est insupportable), et mélanger tous les étudiants, plutôt que de parquer les « excellents » d’un côté, les « normaux » et les « boursiers » de l’autre. En faisant en sorte qu’une grande école se prépare après une licence (ou un niveau L2 dans un premier temps) passée à l’université, on normalisera déjà en partie le système, et on entamera le plafond de verre psychologique qui fait que beaucoup d’étudiants ne pensent même pas à tenter d’intégrer une école, ayant raté, après le bac, le wagon de la prépa. La seule ouverture de nouvelles prépas dans les universités n’est pas suffisante ; il faut que les lycées arrêtent d’en abriter, sans quoi la bicéphalie, et la coupure en deux du monde étudiant, se prolongera. Bien entendu, cette migration des classes préparatoires pourrait, et devrait, être l’occasion d’une refonte de leurs contenus et méthodes, et symétriquement de ceux des concours des grandes écoles, pour en finir en particulier avec cette culture du bachotage que je mentionnais.
Resterait alors la question des grandes écoles elles-mêmes ; j’y reviendrai dans un prochain billet.
Romain Pigenel