Sans doute était-ce la manière la plus pertinente d’aborder la vie de Flaubert, lui qui, à travers une écriture fondée sur l’impersonnalité, la relativité des points de vue et le refus de conclure, voulait disparaître derrière son œuvre, le style l’emportant sur celui qui tenait la plume. « Le plus beau cadeau que pourrait lui faire la postérité serait de ne rien savoir de sa vie contingente, en lisant ses textes comme s’il n’avait jamais existé », précise Pierre-Marc de Biasi. Peu de chercheurs, autres que lui, pouvaient mener un tel travail à son terme, car cet auteur connaît son Flaubert en virtuose ; non seulement son œuvre littéraire, mais aussi sa correspondance – une œuvre en soi recueillie dans cinq volumes de la Pléiade ! –, mais encore ses carnets, ses brouillons, ses moindres notes, comme le prouve, notamment, l’édition critique et génétique des Carnets de travail, qu’il publia chez Balland en 1988 et qui constitue un gisement d’informations considérable.
On peut aborder Flaubert, une manière spéciale de vivre suivant deux approches distinctes : les lecteurs des romans et des contes y trouveront une nouvelle façon d’appréhender ces textes, de les apprécier, d’y prendre du plaisir tout en découvrant la personnalité du maître ; quant à ceux qui ont une connaissance approfondie du corpus flaubertien, ils liront cet essai le crayon à la main et ne seront pas prêts de le refermer de si tôt ! Au risque de choquer les sartriens, j’avouerai volontiers qu’autant l’ouvrage de Jean-Paul Sartre consacré à l’écrivain, L’Idiot de la famille – avec lequel Pierre-Marc de Biasi prend parfois ses distances –, m’est souvent tombé des mains, autant le sien ne m’a causé qu’un seul déplaisir, celui de devoir interrompre ma lecture, lorsque les circonstances m’y obligeaient.
Tout se retrouve et s’entrecroise dans ce tour d’horizon suivant une structure logique, son enfance, son rapport à l’érotisme, sa détestation de la bêtise de son temps et des dogmes, la rigueur de son écriture, ses méthodes de travail, de recherche de documentation, de lecture et, même, les signaux cryptés qu’il voulut inclure dans son œuvre. Sa manière spéciale de vivre, c’était de vivre entièrement pour son art. Au passage, l’auteur consacre un chapitre entier à tordre le cou à un cliché encore trop répandu : Flaubert n’a jamais dit ou écrit « Madame Bovary, c’est moi. » Il démonte le mécanisme éditorial qui est à l’origine de ce lieu commun. Comme je le comprends ! Dans ma biographie de Madame Sabatier, je m’étais livré au même exercice en démontrant que le fameux fiasco qu’aurait connu Baudelaire entre les bras de sa muse n’avait été qu’une invention de quelques essayistes en mal de sensationnel. Les clichés ont la vie dure…
Cette enquête consacrée à l’écrivain, défini comme un « mystique de l’art », frappe par sa précision et la passion que l’auteur parvient à transmettre au lecteur. En 1999, Pascal Bonitzer avait réalisé un film, Rien sur Robert (allusion à une réplique concernant Robert Desnos), où brillaient Sandrine Kiberlain et Fabrice Luchini; l’essai de Pierre-Marc de Biasi pourrait presque s’intituler Tout sur Flaubert… Je ne lui ferai qu’un reproche, négligeable pour la majorité du public, plus sérieux au regard des chercheurs : l’absence d’un index alphabétique qui aurait été fort utile dans un ouvrage appelé à faire autorité dans son domaine pendant les décennies à venir. Pour le reste, si je devais résumer mes impressions sur cette étude flaubertienne, je serais tenté d’emprunter à Flaubert lui-même l’excipit bien connu de L’Education sentimentale : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! »
Illustrations : Gustave Flaubert, photographie - Ecriture de Flaubert (lettre à Apollonie Sabatier, collection particulière, DR).