Francis POICTEVIN par Henri de RÉGNIER

Par Bruno Leclercq


Remy de Gourmont pour Portraits du Prochain Siècle, Félix Fénéon sur La Robe de Moine, Ludine et Songes, Paul Verlaine à la publication de Tout Bas, après ses trois commentaires sur l'œuvre de Francis Poictevin, je donne aujourd'hui une étude d'Henri de Régnier, parue dans les Entretiens Politiques et Littéraires.
Francis POICTEVIN
Parmi les êtres préoccupés de littérature avec plus de sollicitude que n'en approuve l'opinion du monde qui concède à ce qu'elle considère comme une manie une certaine connivence en la limitant je n'en connais pas de mieux, tout entiers, voués à la recherche exclusive de leurs sentiments et à la culture de leurs sensations que Francis Poictevin... Une ossature solide qui dénote une certaine force primordiale de vivre mais réduite et comme atrophiée en une stature moins haute qu'un peu courbée ; un visage d'inquiétude et de souffrance, maigre de nuits blanches ; une voix précise qui énonce d'une façon jusqu'à être un peu pointilleuse et tenace ; une conversation qui palpe les réponses et sinue en digressions scrutatives ; gestes que semblent ramener en une pudeur certains voiles d'Isis déchirés ; pas qui se hasarde plutôt qu'il ne s'avance, avec je ne sais quoi d'étranger tel est à peu près Celui-ci qui, à travers les apparences, a conscience de l'invisible.
Il représente mieux que nul ce type de l'Errant et de l'Isolé assez rare à une époque où chacun tient tant à tout et ne peut rien exclure de son désir dans l'espoir de participer à tout ce à quoi il s'attache, aussi bien les faveurs du monde que les récompenses de la pensée.
Pourtant, parmi l'incohérence d'un temps où tous s'évertuent au néant avec une presque égale ardeur je sais encore quelques Sages.
Il y a, certes, certains hommes encore qui pratiquent l'austère devoir de prendre conscience d'eux-même à travers tout ce qui d'étranger et d'hostile en les contingences contrecarre leur effort et qui, par cette renonciation qu'on fait de tout en vue de Soi comme un pacte tacite et sacré, ont acquis le droit d'avoir part à la Recherche Essentielle, à travers les siècles perpétuée sans interruption et en vertu d'une tradition mystérieuse dont résultent certains esprits exemplaires que nous admirons. Cela serait l'attitude par excellence du poète qui est, selon une expression de Stéphane Mallarmé : « celui ne sachant que Soi. »
Cette sorte de rupture et d'affranchissement est insolite, cette mise à l'écart de quelqu'un en vue de soi est inusitée et la plupart cherchent à leur développement un état mixte, une manière d'équilibre où entrent, à poids égal, le souci de penser d'une façon abstraite et le soin de ne se point trop détacher des ambiances contemporaines.
Cette précaution où se concilient assez difficilement deux termes adverses et contradictoires provient de différentes causes.
Certains esprits se prêtent mal aux conditions de solitude intellectuelle, soit qu'ils ne sentent point en eux des ressources nutritives suffisantes, soit qu'ils craignent les conséquences dont se paye le droit de s'abstraire que refuse la société à ceux qui veulent en user ou qu'ils redoutent les vindictes qui s'acharnent sur quiconque se dérobe en l'exil mental. Cela a lieu aussi à cause de cette pris de possession que la société fait de tout vivant dès sa naissance par la famille, le milieu, possession qu'elle ébauche aux heures premières et qu'elle offre à ceux qui veulent coopérer à ses combinaisons, à ses intrigues et à ses lots d 'éphémères et avares récompenses. Il est difficile d'échapper à cette captation et de savoir se désintéresser des attraits, des risques et des intérêts du jeu social ; beaucoup s'y consument pour des buts immédiats et n'en savent point exorciser la ronde sabbatique. D'autres, sans s'en défendre entièrement, en souffrent au fond d'eux-mêmes et, sans en garder leur pensée intacte, regrettent pour elle cette alliance trop infrangible et vengent leur souffrance en décrivant l'inanité des liens qu'ils subissent, en dénonçant les intrigues, les tares, les vices et les douleurs des âmes éprises de l'apparence des réalités. Ils désignent les malentendus qui dénaturent, faussent et fixent les rapports humains. Ils démontre la bêtise de la vie, sa façon folle, stupide et criminelle, l'infamie où elle force, l'inanité où elle laisse ceux qui ont cru en elle.
Ces derniers sont une classe d'esprits fort intéressants qui cherchent dans les spectacles contemporains, dans leur logique ou leur incohérence, une manière de montrer, en les réduisant à leur sorte d'agitation vaine et triste pour des choses qui n'ont que l'air d'être, qu'ils n'en sont pas dupes.
C'est parmi ces vivants à demi réveillés de clairvoyance que se recrutent la plupart des romanciers du plus médiocre au plus grand d'un Rabusson à un Flaubert qui, lui, souffrit un conflit perpétuel de deux tendances, la soif du Rêve et un certain goût, amer il est vrai, pour la vie qui lui firent écrire une œuvre mixte selon le surcroît momentané de l'une ou de l'autre prépondérance. De là, le roman moderne, explicatif ou satirique, enquête et réquisitoire, où l'ensemble des intrigues reproduit celles qui ont lieu tous les jours, où la fiction des personnages tend à s'annuler par trop de ressemblance, où le particularisme du héros est spécialisé jusqu'à des soins d'état civil avec le souci d'être analogue strictement à la vie, d'en reproduire les catégories, d'en calquer les exceptions et d'en suivre les conditions.
M. Poictevin se préoccupe peu des rapports humains. On le sent déjà comme extrait de tout milieu et n'admettant guère que l'ambiance qu'il se crée. Déjà, en ses romans, il ne sait presque plus que lui. Je me souviens de ces livres charmants et dépaysés qui s'appellent Ludine, Petitau, Seuls.
Les personnages y sont comme dans un miroir un peu trouble l'apparence de quelqu'un de très proche de l'auteur, une sorte de double autour de qui passent des figures de lui si connues qu'il ne sent le besoin de les désigner autrement que par un prénom ou quelque vague sobriquet. Il ne rattache leur présence à aucun hier. Ils ne se filient à rien de précis ; et on a ça et là, l'impression d'êtres qui se frôlent en des logis demi obscurs, à des crépuscules calmes où ils sont presque des ombres, ou qui se rencontrent sur des grèves de mers selon des courbes de mouettes à l'horizon.
Leur existence finit au livre où ils furent présent un instant, et ce n'est plus que leur souvenir qui hante ; et des pages, lentement fermées, il tombe comme une espèce de cendre de ce qui y fut, sans que jamais, comme aux trop vivantes évocations de tel écrit, les personnages continuent à exister et se mêlent presque au nombre accru des passants.
Avoir mis comme en des ombres tout ce qu'on sait de la vie et que ce tout ne soit que cela dénote un sens intérieur prévalent sur les curiosités momentanées du regard ! Aussi Poictevin fut-il vite amené à composer cette série de livres si uniques. Songes, Paysages, Double où un personnage invisible s'interprète à travers la nature.
C'est une autobiographie de toutes les heures, l'œuvre de quelqu'un qui ne sait guère que soi et de soi les choses les plus délicates, les plus tenues, les plus occultes se préoccupe de la seule nuance de ses pensées, notant les variations infinitésimales de ses sentiments et leurs correspondances aux paysages et aux ciels et ne se servant plus des apparences que dans une « symbolique idéale. »
Ce dernier livre Presque que vient de publier M. Poictevin marque une nuance nouvelle en cette recherche de soi qui sinue et s'approfondit de page en page en cette quête intérieure qu'il à racontée en des précédents ouvrages. C'est comme une errance qui aboutit à un seuil ! Au fait, maintenant, des arabesques sentimentales, c'est une âme qui sent en elle comme un instinct supérieur étouffé, une sorte de voix occulte sourde et filtrer et qui l'écoute parmi les paysages marins et urbains, le long des grèves de Bretagne, dans les hautes cathédrales et les sanctuaires solitaires des landes, sous des ciels qui la commentent, parmi des arbres où le vent lui fait écho, devant des tableaux de primitifs où des bouches tristes et belles semblent la revendiquer comme la leur de tout leur silence inoubliable.
Ce livre tout entier est empreint d'un caractère nouveau, le désir de Dieu, et cet unique désir qui survit au fond de cette conscience scrutée et perforée, à travers la tristesse humble et espérante aux intercessions virginales et les absoutes de la paix.
Francis Poictevin est un des meilleures prosateurs de l'heure actuelle. Il use d'un style minutieux et juste assez inaccessible au public à cause du soin avec lequel il est logique en ses consécutions verbales mais apprécié de ceux qui aiment qu'on écrive comme si la possibilité d'être lu par d'autres que ceux qui respectent assez l'Art pour en apprendre les moyens n'existait pas.
Henri de Régnier.

Entretiens Politiques et Littéraires, N° 12, 1er mars 1891.
De Gourmont, encore, voir le texte sur Poictevin du Livre des Masques et les notices consacrées à Presque et Heures, sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont.
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