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Kritikos : "La Porte", roman d'Henry Le Bal

Publié le 12 janvier 2010 par Tudry

" ... pour moi, mes archives c'est Jésus Christ. Mes archives inviolables, c'est sa croix, et sa mort, et sa résurrection, et la foi qui vient de lui ... " (saint Ignace d'Antioche)

" Les paroles s'envolent, les écrits restent. " (Proverbe français)

Notre fichue époque est marquée par l'oubli, l'amnésie.

La preuve : Elle ne cesse de commémorer, elle ne cesse d'en appeler, invocation incantatoire, au " devoir de mémoire ", elle fait de la mémoire, du " souvenir " fagocité, une obligation. Finie la conscription obligatoire, vive la ressouvenance mobilisatrice !

A sa décharge, elle ne peut agir autrement notre époque ! La maladie d'Alzheimer est SA maladie, son virus auto-immune, SA marque de Caïn. Plus que le SIDA, ou que la grippe AH1N1, voilà SA souffrance ... Souffrance qui est l'image de sa jouissance. Etre " soi ", être " zen ", être " bien dans son temps ", consommer " citoyen ", éthique, défendre la " justice ", être tolérant, accepter les " différences ", être " bénévole " tout en étant " performant " ... enfin, bref, " jouir sans entrave " de tout ce qu'on vous dit que c'est bien, que c'est " bel et bon ", et bien, à la fin c'est épuisant, et puis tout au long d'une vie que l'on veut faire chimiquement durer c'est du boulot, alors il faut bien, tout en veillant toujours à paraître " jeune z'et dynamique ", s'oublier un peu... Seulement, voilà, à force on s'habitue à tout ... et à s'oublier, et à oublier le monde qui virevolte autour de vous, qui virevolte comme un jeune cabri, pas pour oublier, lui, mais pour cacher qu'il est vieux, moche, très, très laid, méchant, envieux, sale, pervers ... et qu'il vous a marqué au fer, comme son bétail, avec sa marque d'oubli, précisément ...

Et puis, à quoi bon se souvenir, au seuil de la toute-fin-définitive, d'une vie aussi trépidante qu'insipide, d'autant que le seuil, maintenant, avec les progrès de la sacro-sainte médecine, et bien le seuil il dure longtemps, longtemps, longtemps ... (comme dans la pub !!)

A quoi bon se souvenir, en mettant encore des mots par dessus tout ça ? A quoi bon, allons, jeter du vide dans du creux ? Les mots eux-mêmes ne se souviennent plus. On a aussi trouvé un traitement pour ça ... Tous ces poussifs déguisés en " auteur ", poussés en " hauteur ", à quoi croyez-vous donc qu'ils servent ? Mais oui, ils sont les agents infectieux des mots, ils inoculent, à leur manière, en apparence gentille et bien élevée, une forme d'Alzheimer aux mots eux-mêmes ...

Alors que, publié depuis plusieurs mois maintenant, le livre d'Henry Le Bal, La Porte, vit sa vie de texte libéré (sans guère de mentions chez les spécialistes de la spécialité) il se trouve que certains de nos plumitifs journaleux savamment enculturés déversent leur bile empoisonnée sur les ondes de langues française " de grandes écoutes ". Ils nous servent alors une leçon impeccable de nominalisme ... authentique assaut de corrosion contre l'essence mystérieuse des mots !

" Faut pas connaître les ceusses qui écrivent les livres. " (Henry Le Bal, La Porte)

Non, en effet, ceux-ci, mieux vaut ne les pas connaître, mais les mots...; savoir le vrai pouvoir des mots, approcher l'authentique mystère de ces lettres qui peuvent nous porter plus loin que nous-mêmes c'est l'invite lancée au lecteur par le concierge de la plus grande bibliothèque du monde. C'est dans ce lieu prestigieux qu'il travaille notre personnage. Celui avec lequel nous sommes amenés à dialoguer, puisque ce concierge, simple et un peu naïf, ce concierge lunaire qui avoue aimer surtout les livres avec des peintures dedans, cet homme curieux, humain et chaleureux qui aime infiniment la " maison " comme il l'appelle, cet homme-là qui aime plus les hommes et les femmes qui écrivent et étudient que les livres eux-mêmes, celui-ci donc confie à son lecteur une mission ... Mystérieuse mission puisque lui seront nécessaires près de 150 pages pour nous expliquer de quoi il retourne, mais, il est vrai, et combien de fois ne nous le dit-il pas, il n'est pas écrivain. Il n'est pas de " ceusses qui écrivent les livres ", et pourtant il écrit. Il écrit pour une raison éminemment importante et il écrit tel qu'il pense, tel que les mots " font dans sa tête " ! Raison éminemment importante mais qui n'est pas le plus important, puisque l'important reste toujours seul, isolé, et que les mots peuvent faire du beau et écrire autour, au sujet de l'important qui, pourtant, leur reste inaccessible.

Emerveillement de l'éveil aux pouvoirs des mots ! Et éveil à ce qui vient, à ce qui reste après les mots écrits ... le souvenir...

" Et si c'était ça le grand après ? Se Souvenir. "

Et cessation de ce pouvoir. Notre concierge si bellement et innocemment simple se complique. Il en vient à parler de lui, de cette expérience avec les mots, il s'explique à lui-même, par nous qui devrons lire et déchiffrer, il s'explique à lui-même ce qui l'a mené à ce combat avec les mots, à ce combat comme celui de Jacob avec l'ange, un combat qui est une alliance, qui n'est pas douleur mais lente et lumineuse révélation.

Au moment où ce texte vit sa vie libre il se trouve que la même station de radio émettrice d'informations calibrées et très officiellement estampillées indépendantes, d'analyses bien senties mais parfaitement inodores, bref d'informations qui en ont l'odeur et la couleur mais qui n'en sont pas, cette station donc, diffusa en fin de " flash " (à l'emplacement des pages " culture " dans les imprimés qui osent encore se nommer journaux) une critique qui, à défaut d'analyse littéraire, se contentait d'une pointe de cynisme pour camoufler tant bien que mal qu'il ne s'agissait de rien d'autre que d'une promotion déguisée en journalisme. Bref, critique minable et poisseuse donc du nouvel opus de Dan Brown, le maître contemporain du polar-ésotérique ! Peut importe qu'il écrive avec une pisse incolore en lieu et place d'une encre dont on dit qu'elle peut s'assimiler au sang des martyrs, peut importe qu'il souille tout ce qu'il approche puisque de toute façon ces matières-là, comme tant d'autres, ne sont acceptables (c'est-à-dire consommables car pré-digérées) que divertissantes ! Aucune idée de ce que peut être la constitution d'une théorie littéraire en construction dans un récit. Or, dans ce livre-ci une telle théorie (au sens très ancien et vénérable de " contemplation ") se fait jour, en mode " naïf " car n'émanant pas d'un écrivain mais d'un " personnage ". Véritable force tant nos contemporains s'efforcent d'ignorer que l'histoire peut porter, souterrainement, autre chose de plus grand que les misères pas mêmes humaines mais petitement, platement individuelles; autre chose qui est un secret.

Et tout le livre d'Henry Le Bal est lui aussi centré autour d'une quête, d'une authentique quête, menée pour un autre, autour d'un secret. Et, bien que l'écrivain se tienne très loin de tout ésotérisme (universitaire ou marchand), c'est bien au vrai sens de l'ésotérique qu'il touche puisque le dialogue que son personnage instaure avec le lecteur concerne l'homme intérieur, la progressive révélation de l'éso-anthropos du concierge qui se souvient !

" Et tant qu'à commencer une recherche autant commencer avec les mots. "

" Se souvenir... Se souvenir et aller... aller dans le couloir des mots. "

Personne simple renvoyant presque au Prince Mychkine de L'Idiot, gardien innocent, au sens noble, d'un temple dédié au dieu " livre " qui, comme tout bon gardien, se doit d'ignorer à peu près tout du trésor qu'il garde pour d'autres, le Concierge qui va écrire sans volonté de " faire " un livre, se rattache aussi à la figure d'un Wolfram von Eschenbach qui, bien que se disant analphabète, écrira aussi à propos d'une quête et d'un trésor.

Nous ne voyons que trop bien comment les commentatueurs qui de nos jours accomplissent hérétiquement l'office du critique pourraient traiter de cet ouvrage. Ils le compareraient à un conte, un conte philosophique, ils le désarmeraient ce récit, le rapprocheraient tient, oui, de Paolo Coelho ou de je ne sais qui encore. Un conte ? En en sens, évidemment, ils auraient raison ... ils auraient, oui, si seulement ils se souvenaient de ce qu'est réellement un conte ! Oui, il y a un baiser, un baiser qui doucement, comme une mèche lente et sinueuse, allume le brasier des mots et du souvenir, et puis le silence de la bibliothèque qui lui parle dans la nuit, dans une nuit, qui lui parle à lui qui est né au coeur de la plus grand bibliothèque du monde (on y est concierge de père en fils ...), lui qui jamais n'est sorti de son enceinte qu'il aime et chérit, qu'il comprend, à lui qui se souviendra d'une porte et d'une clef, qui ira par les souterrains au bout du bout qu'il peut atteindre dans le tunnel sous le fleuve, sous les livres, à la limite de la ville ... De cette ville qu'il ignore et dont l'un des habitués de la bibliothèque, la plus grande du monde, lui dira qu'elle est envahie par une étrange odeur de cadavre ... Habitué un peu plus excentrique que les autres, qui porte un masque hors la bibliothèque et qui, dans les salles de celle-ci, renifle des livres, des livres sans histoires, des livres sur les livres, des livres sur la lecture... Persuadé qu'il trouvera-là l'origine de l'odeur nauséabonde...

Un conte, oui !

Un conte qui nous révèle ce que les mots peuvent, un baiser et les mots, et la " fréquentation " des mots et l'écriture. Un conte, celui de la révélation de la simplicité à un homme simple, le conte de l'homme intérieur de cet homme-là.

Un conte qui nous révèle ce que les mots peuvent, et ne peuvent pas !

" Un grand livre c'est la vie, mais avec quelque chose d'autre... Voilà. Un grand livre c'est quand il y a un secret. Dans un grand livre il y a une histoire, c'est entendu, mais ce n'est pas elle l'important. L'important c'est qu'on sente que les mots ils racontent autre chose. Une chose qui est un secret. [...] les grands livres c'est les mots. Les mots plus que l'écrivain. Dans les grands livres, l'écrivain il est le personnage des mots. " (La Porte)

Un conte, oui ! Théorétique ! Non pas " sur " les mots mais le conte des mots, le conte des mots qui se révèlent à l'homme intérieur qui vit toute sa vie à l'intérieur d'une bibliothèque où les mots sont enclos dans des livres eux-mêmes forclos en rayonnages et couloirs. Dans un lieu où certains livres sont transférés, transcodés en nombres numériques. Des mots qui n'ont plus besoin de livres pour être lus. Un conte de livres qui se révèlent pour ce qu'ils sont et ne sont pas, dont les mots révèlent qu'ils peuvent être simulacres ...

Dans le langage qui se révèle en lui, à la suite du baiser, à la suite de la contemplation de ce que le silence de la bibliothèque, la nuit, lui révèle dans les étoiles comme des alphabets, le concierge, simple, humble, de l'humilité de celui qui exerce un vrai métier, le concierge, donc, se fait plus perspicace que les orgueilleux savants et bibliophiles. Il sait, il sent, il se souvient, par les mots au-delà des mots que certains livres vous bercent, vous mènent mollement au gré du courant et que d'autres... vous amènent à remonter ce courant, à retourner à la source, à une source, secrète, authentique, sans doute inaccessible, indicible sûrement mais à une source qui existe bien qu'on ne puisse la dire, la décrire encore moins ... Comme cette porte, au-bout d'un tunnel sous les livres de la plus grande bibliothèque du monde, cette porte, vieille porte qui ouvre sur l'en-deçà de la ville où ça sent le cadavre, au-delà de la bibliothèque. Comme cette porte dont on possède la clef mais que l'on ouvrira pas !

" Ce n'est pas grave. L'important c'est l'important, et lui, il m'a été donné. Mais le beau, c'est ce que je cherchais, et ce fut beau. " (La Porte)

Ce livre est un noeud. Un noeud qui se délie. Le noeud né du croisement de trois personnages. Il y a, aussi, celui par qui la quête arrive, le " vieux chercheur avec ses habits de moine d'autrefois ", celui qui cherche, celui qui cherche, et celle qui donna le baiser d'éveil, qui cherche, aussi, qui cherche un écrivain, et qui, pour ne pas se perdre écrit des lettres... et le vieux chercheur qui cherche un écrit...

Par les mots, par leur révélation intimement intérieure, par les mots et par-delà les mots, se dénoue le noeud ...

La Porte reste close ? Le chercheur trouve-t-il, et celle qui donna le baiser... ?

Il y eut un baiser, et des lettres, et un chemin labyrinthique parmi langues, mots, livres, îles ... et une porte, une main qui écrivit et se tendit vers une porte...

" Les mots, tous ces mots, comment en sortir, n'est-ce pas ? "

" D'un côté on se demande comment sortir de tous ces mots, et de l'autre, la poésie qui les traverse tous pour venir à nous. La tentation de vouloir en sortir, quand il s'agit de la laisser, elle, nous traverser, nous transpercer. Alors que nous, si nous traversons les mots, nous transperçons la poésie, et là, c'est son cri que nous entendons. Et quel cri ? Le déchirement. " (La Porte)

Il y eut une main qui se tendit vers une plaie, comme vers une porte de sortie ...

Se sortir des mots, en se souvenant, s'en sortir de cet entrelacs, de ce filet par le souvenir, souvenir aimant et amoureux, non festif et embrigadé, fuir l'oubli viral et son corolaire festif-commémoratif ...

Certains traduisent ces mots, qui encore résonnent dans les nuits personnelles de l'oubli, " lama sabactani " par : pourquoi ce filet de mots ...?

Quand ses paroles se répercutent en échos douloureux sur les parois des solitudes intérieures alors oui :

" ... Ecrire n'est plus rien. Ecrire n'était rien... " (La Porte)

Mais il y eut une main qui se tendit vers une plaie... et ce sont des mots qui nous le disent.

Le Christ, le Verbe de Dieu mort et ressuscité en homme vrai, le Christ, illettré qui parlait " d'autorité " aux scribes, dit à Thomas, l'Apôtre, " touche moi ", " touche ces plaies ", ces plaies béantes et sache que ceci est vrai, l'Ultime vérité crucifiée, molestée, torturée mais ressuscitée !

Que peut à cela tout l'art de l'homme ? Qu'apporter de plus si ce n'est l'approche personnelle du martyr, soit : du témoignage ! Le témoignage d'une chair et d'un esprit brisée, rompue au combat langoureux et sauvage des mots qu'il faut re-verbifier ?

La traduction de l'art, ou l'art de la traduction serait alors une ré-expédition vers l'intérieur du sens, une transduction vers la personne par une exacte compréhension de l'outre-entendement...

L a version latine nous donne une leçon au sortir du tombeau qui est celle du " noli tangere ", ne me touche

Kritikos :
pas... qui implique une notion de pureté/impureté. Pourtant, le Christ semble bien être venu aussi pour mettre un coin dans cette conception " littérale " de la chair et du sacré... Et, en effet, une traduction plus " fine " du texte grec donne la lectio suivante (mise en lumière par le poète Georges Haldas) : " ne me retiens pas " qui implique, une fois encore, une orientation plus " humaine ", plus amoureuse. Non ordre d'obéissance à une loi rituelle mais explication amoureuse d'un ordre de réalité " réelle " et amoureuse impénétrable à l'état actuel de l'homme chuté. Explication qui prend toute sa réalité et par contraste toute sa renversante limpidité dans l'invitation faites à Thomas...


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