Dans le désert aride de la peinture italienne du XIXème siècle (comment un peuple si pétri d’art peut-il connaître une telle parenthèse artistique entre Tiepolo et Divisionnistes puis Futuristes ?) qui rend la visite des salles dédiées à l’Ottocento dans les musées italiens si désolante, j’ai eu le bonheur, dans deux musées milanais, d’être néanmoins ébloui. Giuseppe Pellizza da Volpedo (1868-1907), a, au milieu de tableaux divisionnistes d’un intérêt moyen, peint à deux reprises une immense composition devant laquelle le spectateur est comme figé, ébloui, incapable de s’en détacher.
La première version, Il Fiume ou La Fiumana (le flux), est au fond d’une enfilade de salles à la Pinacothèque de Brera : on marche vers le tableau, de loin, autant que les protagonistes marchent vers nous. Puis on s’assoit devant eux, qui nous dominent un peu et semblent nous submerger.
Cette foule d’hommes du peuple, cette masse de visages chapeautés dont on ne distingue pas vraiment les traits, mais seulement le contraste entre les visages clairs et les chapeaux sombres, cette marée de vêtements aux teintes grises, brunes, sourdes composent un fond sur lequel se détache le trio de tête.
Le leader est baigné d’une lumière irréelle, comme dans une scène biblique où le prophète ou le saint se détacherait super-naturellement dans unhalo lumineux quasi divin, son gilet est rouge comme une cible. On voit à peine ses yeux, perdus dans l’ombre du chapeau ; sa barbe est drue. La main droite, dans une pose anguleuse, tient négligemment la veste sur l’épaule dans un geste noble et gracieux ; la gauche, pleine d’assurance, a le pouce glissé dans un anneau de ceinture. Son voisin, les bras croisés, ne se détache guère. La femme du trio*, par contre, ne semble pas aller du même pas, elle est comme détournée vers lui, avançant en crabe, de trois quarts, un enfant dans les bras. Est-ce la seule femme de la marche ? On en distingue une autre à l’extrême gauche, vêtue d’une robe verte, mais comme en retrait, perchée sur une pierre ou un trottoir, penchée en avant, hésitante à rejoindre la marche. Il y a aussi des enfants, une ronde peut-être à l’extrême droite.
Mais la chaleur, le soleil de midi, la poussière rendent les lignes floues, le dessin hésitant, les formes indistinctes. Vers quoi marchent-ils ? vers des baïonnettes policières réprimant leur grève ? vers l’avenir radieux du prolétariat ? vers la conquête d’un autre monde ? Ce sont surtout, au-delà du thème même du tableau, des figures emblématiques de la marche. Un souffle jaillit de ce tableau, une émotion collective.
Quelques années plus tard, le peintre, insatisfait, refait le même tableau, dans des dimensions similaires : Il Quarto Stato (le quart état) est dans un autre musée milanais, la Galerie d’Art Moderne (où il est quasiment la seule œuvre qui retienne l’attention). Mais c’est là une composition plus précise, plus claire, plus photographique ; les visages y sont bien dessinés et identifiables. Outre le fait on n’y a pas le même recul qu’à Brera, l’impression de puissance s’est ici dissipée, le mystère a disparu et on a là une peinture d’histoire, certes forte, mais peu envoûtante. C’est pourtant le tableau le plus connu des deux.
* Le modèle est l’épouse du peintre, morte en couches en 1907; Pellizza, désespéré, se suicida peu après.