17h. Rendez-vous chez mon contact à La Chapelle. L’heure de rencontre est précise. Drastique presque. L’ambiance est décontractée. Il m’annonce avec un grand sourire qu’il a fait les courses et que «Charly» sera notre sésame à l’entrée du temple. Mais l’heure n’est pas au départ précipité. Une paille dans ma bouche (oui, le mot «joint» sera ici remplacé par le mot «paille» NDLR) et quelques échanges verbaux de haute volée suffiront à outrepasser une journée de dur labeur. La fatigue fait maintenant place à l’excitation.
L’on se remémore en chemin la première fois où nos yeux ont touché les musiciens californiens. Là, déjà, la performance avait été jugée énorme par mon groupe de réflexion philosophique. C’est donc le cœur plein d’espoir et l’esprit pervertit que nous arrivons Porte de Pantin. D’emblée, c’est la superficie de l’imposant édifice qui nous frappe. Ensuite c’est l’espace bancs-néons verts qui nous attire. Pas besoins de mots. C’est l’endroit idéal pour une session paille en regardant les gens passer.
18h30-19h.Le temps n’a plus d’importance. Les portes s’ouvrent. Une guichetière en manque de relations humaines nous donne nos places, enfin. Nous sommes sur invitation. Comme quoi ça a du bon d’avoir un pote chez Nova finalement. Un aimable physio nous offre de beaux et rutilants bracelets blancs qui stipulent que nous sommes de chez Base Prod. C’est faux. Il nous indique également que nous invités a l’after-show quelque part dans les bas-fonds du Zénith. C’est d’un pas léger et une bière à la main que nous pénétrons les travées. Le souffle coupé par la démesure quasi-kafkaïenne de l’antre sacrée. C’est peut-être l’effet de cette satanée hollandaise, mais les notions de temps et d’espace n’ont plus les mêmes valeurs à ce moment-là.
Il se fait tard. La première partie est imminente et assurée par Sebastian Sturm. Pour les non-initiés, il s’agit d’une copie-conforme d’un autre artiste d’Outre-Rhin que nous connaissons bien en la personne de Patrice. Les dreads et le dubstep en plus. Notre ami bouffeur de strudels donne le ton. La soirée sera placée sous le signe du dub et des rifs psychédéliques aux envolées Wagnériennes. La salle se remplit peu à peu au son des premiers accords. Dans l’ensemble, le jeune d’Aix-la-Chapelle nous offre une bonne prestation mais trop courte au goût du public. La raison est simple. La deuxième partie voit l’entrée en scène d’une légende vivante. Monsieur Pablo Moses est parmi nous ce soir.
Je le savais mais je ne l’espérais pas avant la fin du concert pour un jam avec les yankees. Les yeux grands ouverts, rivés sur ce petit bonhomme de 61 ans. Seulement voilà, ce soir, le mec assigné au synthétiseur se prend pour Michel Petrucciani. Outre le physique, il n’a pas non plus le talent du pianiste-pygmée. Pire, il tâte le clavier comme un musicien-novice qui sortirait des années 90. 20 ans de retard, c’est énorme. Et sur scène, ça s’entend. C’est ainsi qu’un seul homme peut ruiner la performance de celui qui était là bien avant l’ère Marley et qui le prouve d’ailleurs en finissant, sans clavier, sur des tunes de «Revolutionnary Dream» album sorti en 69, comme «I love I bring» ou «Corrupted Man». Mais passons.
C’est sous un tonnerre d’applaudissements et un sempiternel «Jah! Rasta-far-I» que Mr Moses laisse sa place aux têtes d’affiche de la soirée. J’ai nommé Groundation. Cela fait bien longtemps que la foule cosmopolite a transgressé l’interdiction du panneau «Interdit de fumer». Concert de Reggae oblige. Mon acolyte décide alors de dégainer sa crackpipe. C’est à ce moment précis que le réel perd son essence. Néanmoins, notre entrée dans cette autre dimension se fera en douceur par quelques cervoises fraîches et le Jazz-Lounge des musiciens du groupe qui ont remplacés l’équipe de bras-cassés du début de soirée. Ces gens-là sont des génies et ils auront l’occasion de le prouver. Non pas que mon avis soit totalement subjectif, j’en veux pour preuve l’éclectisme socio-vestimentaire et l’âge de mes 5 000 compagnons de gradin. Pas de pseudo-rastas barbouillés de vert-jaune-rouge ou d’effigies de Selassié 1er.
La foule présente ce soir est un public d’amateurs de bonne musique et elle se soulève lorsqu’entre sur scène le petit Harrison Stafford, leader du groupe. Look de banquier sioniste avec barbe, turban, lunettes vissées, chemise blanche et pantalon a pinces. Un ovni en rupture stylistique totale avec ses contemporains. Ce mec-là est à part. D’une voix délicieusement nasillarde et toujours bien placée, il démarre le show par les titres du tout dernier album «Here I am» aux sonorités tant jazzy que soul, finissant son set par des dubs aussi profonds que jubilatoires. Une demi-douzaine de morceaux d’un bon quart d’heure chacun plus tard, il est temps pour les musiciens de se mettre en avant. Tour à tour, ils vont montrer de quoi ils sont vraiment capables. Au synthé d’abord, on y revient. Le déhanchement d’avant en arrière du pianiste évoque un ébat sexuel homme-machine. Il semble passionnément épris de son instrument. Et il le lui rend bien. Il entame un solo monumental qui nous laisse littéralement sans voix. Si Petrucciani voyait ça. Puis viennent le tour du bassiste, du percussionniste en transe, du batteur lui aussi possédé par l’esprit du Malin, puis des autres membres, tous sur la même longueur d’onde. Des Monstres.
La lumière des spots devient aveuglante. Mes prunelles autrefois dilatées se resserrent à présent, sous l’effet d’une énième paille. Mon acolyte est d’humeur altruiste ce soir. La foule fatigue elle aussi. Ça sent la fin. Moment choisi pour balancer un hommage au Roi Marley. Reprise avec Pablo Moses ce qui aura le mérite de réveiller le public. Si bien que lorsqu’ils quittent la scène, exténués, on en redemande et on leur fait bien comprendre. Le rappel se fait sous une standing ovation plus que méritée. Les larmes m’en tombent presque lorsque retentissent «Hebron Gate» et «Picture on the Wall», anthems du groupe.
«Ils n’ont pas fait les jamaïcains» (expression qui caractérise les artistes ayant la fâcheuse tendance à ne pas faire de rappel en respectant le timing du contrat un peu trop à la lettre. NDLR ). Non. Groundation est unique. À contre-courant de la culture Reggae new-age et de ce que produit la musique de nos jours. Une formation simple et passionnée, d’une rare qualité, qu’on aime le reggae ou pas.
Le spectacle est terminé. Chacun rentre chez soi. L’after sera pour une autre fois. Mes conduits auditifs sont traumatisés, mes yeux sont rouge-sang. Le chemin du retour sera rude, mais une heure de métro, ça laisse du temps pour redescendre. Mon taux de THC est de 62%. Mission accomplie.