Point de vue philosophique plutôt que scientifique parce que la science-fiction n'est pas, et de loin, une littérature scientifique mais une littérature qui a la science pour sujet. Pour reprendre l'expression de Guy Lardreau, "Elle est opinion de la science". Ce dernier démontre, dans Fictions philosophiques et science-fiction, que la science-fiction, pseudo-scientifique, double la science d'une vision du monde. Elle est un discours qui commente son attitude face au Réel, tâche jusqu'à présent assumée par la philosophie.
Cette dernière a toujours, en effet, imaginé des mondes capables d'illustrer leurs théories, qui sont "la condition même de la possibilité de la philosophie. La fiction est cette expérience philosophique par laquelle un objet ou un monde imaginaire sont construits, tels qu'ils contraignent une doctrine à annoncer ses postulats, tels encore qu'ils mettent à l'épreuve la cohérence, l'étendue de validité, en faisant varier imaginairement les conditions du monde donné." Et la science-fiction ne fait rien d'autre quand elle imagine des futurs possibles ou impossibles qui n'ont de valeur que parce qu'ils sont sous-tendus par une réflexion. En cela, la science-fiction est un "discours qui donne à des questions d'entendement des réponses d'imagination".
Ce discours ne s'applique pas à la science seule mais à tout ce qui fait le monde, de même que la philosophie s'exerce sur tous les domaines. La thèse de Lardreau est que la science-fiction s'est constituée à partir de la faillite de la philosophie : quand cette dernière a cessé de penser la science, la sience-fictiona investi le champ libre.
Cet échec face à la science n'est pas le seul qu'a essuyé la philosophie : elle a cessé de penser la métaphysique, l'histoire (quel est son discours sur les camps de concentration ?) et, partout, la science-fiction a pris la relève.
Il est toujours un peu irritant de voir que la science-fiction se constitue sur la faillite d'autres genres. Par rapport à la littérature, elle n'existe que parce que la littérature générale n'a toujours pas intégré dans ses propos les mutations du monde moderne : exploration spatiale, bébé-éprouvette, communications de masse…
N'oublions pas que le genre est historiquement né, comme dirait Stéphane Nicot, "avec le XXe siècle, aux États-Unis, dans le temple du capitalisme moderne, et que son surgissement s'est fait au rythme de l'industrialisation : Grande-Bretagne, France, puis Québec."
Il s'agit avant tout de rendre compte de son temps, ce qui peut être l'une des missions de l'écrivain. Curieusement, à notre époque, il semblerait qu'on ne peut parler du présent qu'au futur.
Qu'elle se situe à la croisée de la philosophie et de la littérature, la science-fiction résulte de la nécessité de faire face à une société en perpétuelle mutation : "Les multiples univers de la science-fiction, écrit Alexis Lecaye dans Les Pirates du Paradis, sont les mythes d'une société qui se transforme en profondeurà vitesse de génération humaine (ou même de demi-génération), d'une civilisation où les problèmes aussi bien sociaux que matériels demandent à être continuellement redéfinis, une société sans point de référence fixe, où les sciences humaines, outils irremplaçables pour appréhender le passé, restent encore — heureusement — notoirement impuissants à anticiper l'avenir.""Dans la science-fiction, dit Bernard Villaret, ce qui intéresse véritablement, ce n'est ni la science, ni la fiction, mais plutôt les conjectures sociales et philosophiques qu'un auteur peut se laisser aller à y développer et qui lui permettent de projeter dans l'avenir les problèmes qui lui tiennent à cœur."
Dans cette opinion, il est dommage que la fiction soittenue en si médiocre considération. Comme il est dangereux de ne se préoccuper que du seul aspect littéraire, il n'est pas souhaitable de borner la science-fiction, qui est la résultante de ces deux pôles, à sa seule dimension philosophique, sous peine, comme l'observe Gérard Cordesse, "de ne pas incarner avec assez de soin les idées dans la fiction romanesque".
D'un point de vue littéraire, l'analyse que fait ce dernier dans La Nouvelle science-fiction américaine, paru en 1984, me paraît tout à fait pertinente.
Par rapport à la littérature générale, qui ne serait que le reflet du réel, il a déjà été dit que celle-ci est pseudo-réaliste : "Au lieu de copie, il faut y voir construction, au lieu de reflet, sélection, organisation, oppositions, corrélations."
"Pour trop d'adeptes de la science-fiction l'imagination et la transformation du réel sont réservés à la science-fiction, alorsque le réalisme serait prosaïque et servile. Les prétentions symétriques des inconditionnels des deux ordres sont d'une égale absurdité. Il suffit, hélas, de lire la science-fiction ordinaire pour voir que l'originalité de vision en est absente et que le stéréotype y fleurit."
Gérard Cordesse parle de l'évolution de la littérature comme une série de complexifications successives qui l'ont fait passer de l'épique au réalisme (apparition de la vraisemblance). Du bon héros face aux méchants forcément noirs on passe aux héros ambigus et ainsi de suite. On peut voir l'histoire de la science-fiction comme une succession de complexifications du genre : la science-fiction, littérature populaire, a chaque fois su évoluer ; chantant ls bienfaits de la science, elle a adoptéune éattitude plus méfiate, plus ambiguë. Elle a travaillé davantage la construction du récit et s'est tournée vers les autres sciences, a annexé l'espace intérieur pour se préoccuper aujourd'hui davantage du style.
C'est le besoin de vraisemblance qui permet ces complexifications : Frankenstein est considéré comme le premier roman de science-fiction parce qu'il est en rupture avec les autres romans fantastiques en ne faisant pas appel à la magie pour donner vie à une créature mais en se fondant sur la science, ce qui donne un cadre vraisemblable à la fiction.Le travail de vraisemblance auquel doit se livrer l'auteur de science-fiction n'est pas le même qu'en littérature générale : là où ce dernier enrichit son récit de multiples prolongements "comme [je cite] un bruit de fond, une rumeur permanente qui apporte la virtuelle complexité et la richesse chaotique de la réalité, l'écrivain de science-fiction, privé des effets de réel allusifs, doit être explicatif et descriptif." C'est à la cohérence interne de son univers qu'on juge sa vraisemblance.
De ce fait, l'univers en question doit être original sous peine de se figer à son tour en stéréotypes et alimenter la littérature populaire qui se fonde sur eux. Comme l'exemple qu'en donne Gérard Cordesse : "Les pouvoirs psi, au lieu de servir à une réflexion sur la nature de l'intelligence, répondent alors au désir de toute-puissance."
On voit combien est importante en science-fiction la notion de nouveauté, d'originalité, qui se mesure à l'étonnement produit, à ce "sense of wonder", ce vertige de la pensée fascinée par une idée forte. Elle est, à cet égard, la seule littérature populaire qui ne se consomme pas passivement, contrainte comme elle est de toujours se renouveler. Si la littérature générale s'accommode très bien du manque d'idées la science-fiction ne peut qu'en pâtir au risque de devoir disparaître. Et si la science-fiction se propose d'investir d'autres domaines sans remédier à son défaut d'imagination, elle ne pourra qu'être absorbée par ces autres domaines parce qu'elle n'aura rien à leur oppopser pour faire valoir sa spécificité.
Sa spécificité par rapport à la littérature générale est la rupture qu'elle introduit, dans la fiction, avec notre vraisemblable quotidien par une suite de débrayages que Gérard Cordesse divise en trois axes : d'abord l'axe spatial avec les voyages extraordinaires, l'axe temporel avec l'apparition de la science-fiction moderne : Wells et le voyage dans le temps, enfin l'axe actoriel, c'est à dire celui où les acteurs présentent de nouvelles figures de la personne, le robot, le mutant, l'extraterrestre… l'Autre. "La spécificité de la science-fiction commence avec l'abandon de l'anthropocentrisme", écrit Gérard Cordesse, ce qui entérine parfaitement l'opinion selon laquelle une science-fiction centrée sur l'homme constituerait un recul.
De même, une science-fiction qui abandonnerait la recherche d'idées nouvelles pour devenir un genre romanesque introduisant les notions de familier, quotidien, banal, courrait à sa perte parce qu'elle s'appauvrirait au lieu de gagner en complexité. Elle ne serait guère différente du western galactique de jadis.Au contraire, la science-fiction qui se tourne vers la littérature générale a de grandes chances d'ouvrir de nouveaux horizons. Chercher de nouvelles formes stylistiques et narratives semble indispensable pour appréhender l'inconnu et canalise l'énergie créatrice sur ce qui pourrait être un quatrième axe de débrayage, la communication ou encore la fiction. La science-fiction serait alors aussi, pour reprendre un titre de Jean-Pierre Aprtil, la machine à explorer la fiction.
Revenons aux propos de Gérard Cordesse : "Les formalistes russes ont montré que l'art dit élevé se renouvelle en empruntant aux genres populaires les éléments de sa complexification… Pourtant la science-fiction elle-même semble préférer une autre voie : elle trouve en son sein le ressort de sa complexification et, loin de se jeter dans le mainstream, elle irait plutôt puiser dans les raffinements techniques du mainstream ce dont elle a besoin."
"Son âge d'or, conclut-il, n'est pas derrière elle, il est présent et à venir." On peut s'étonner d'une conclusion si optimiste alors que le marché commençait à se détériorer. Mais la science-fiction n'est qu'une succession de avgues montantes et descendantes : un regain d'intérêt en sa faveur donne en pâture au grand public ses plus détestables clichés jusqu'à ce qu'une désaffection soudaine pousse ce public vers d'autres pôles. les difficultés économiques seront le signal du repli jusqu'à la prochaine vague de popularité. Mais en attendant, quelques lecteurs auront été gagnés, qui seront des fidèles.
C'est pourquoi il n'est pas souhaitable que la science-fiction se coupe de ses bases populaires. La bonne science-fiction se nourrit de la mauvaise. Et la mauvaise science-fiction, ou considérée comme telle, attire un public dont quelques lecteurs dépasseront le stade de la consommation passive. C'est certainement l'un d'entre eux qui a avoué à Henri Vernes : "Si je n'avais pas lu Bob Morane, je n'aurais jamais lu Joyce." Ce type de citation est probablement l'une des plus belles justifications de la littérature populaire. Une rupture ne pourrait qu'entraîner la disparition de la science-fiction : sa partie la plus populaire sombrant dans les stéréotypes et sa partie la plus littéraire se fondant dans le mainstream. On peut aussi imaginer un troisième noyau, d'obédience plus scientifique, et réservé à la seule élite, fait d'une hard SF qui imaginerait des fictions fondées sur des principes scientifiques toujours plus ésotériques et pointus.
Les "néo-formalistes" sont peut-être critiquables par leurs positions extrémistes et leur mépris d'une science-fiction plus populaire adoptant des formes narratives ususelles, ils n'en occupent pas moins une place importante dau sein du genre dans leur tentative d'en repousser les limites. Du temps de la new wave également, les défenseurs de chaque bord en sont venus à tenir des positions extrémistes, nécessaires alors afin de pouvoir exprimer et imposer leurs idées. Les revendications d'une forme exclusive de science-fiction et surtout le rejet des règles précédentes régissant le genre s'inscrivent dans l'ordre naturel de l'évolution. Peut-être ont-ils également besoin, pour explorer la nouvelle voie ouverte, de travailler en solitaires avant que des continuateurs ou eux-mêmes n'appliquent les résultats en tenant compte des anciens acquis de la science-fiction. On peut s'attendre à ce que plus tard s'opère une fusion de cette école avec l'ensemble du genre, ce qui contribuera alors à sa complexification. Il faut en tout cas le souhaiter.
Les cyberpunks ne produisent pas non plus que des polars informatiques ou des types de romans à l'imitation de Neuromancien. D'autres auteurs, qui se situent à la limite du genre et qui sont plutôt reconnus comme des auteurs de hard science, font preuve d'une imagination débordante, d'une réflexion orginale sans pour autant sacrifier ces qualités aux exigences d'une écriture à la recherche de formes nouvelles : Greg Bear, avec La Musique du sang ou Gregory Benford avec La Grande Rivière du ciel, pour ne citer que ces deux titres, sont des écrivains qui font, je pense, l'unanimité.Le genre, si on veut bien prendre la peine de n'examiner que les bons titres qui paraissent, est finalement plus riche et plus vivant qu'auparavant. L'énorme quantité de mauvais titres ne doit pas nous abuser sur ce point bien qu'elle paraisse préoccupante sur un plan économique. On a beau savoir que la majorité de ces écrits disparaîtra avec le creux de la vague, on ne peut s'empêcher de trembler en sachant que les collections plus exigeantes ou les ouvrages plus difficiles seront sacrifiés en même temps qu'eux.
Ce qu'il importe de combattre, ce ne sont pas tant les mauvais ouvrages, qui ont, après tout, malgré tout, leur raison d'être, que les avis exclusifs de ceux qui désirent se défaire d'éléments pourtant spécifiques à la science-fiction, que les théories tout aussi exclusives qui désirent engager le genre sur une seule voie au détriment de toutes les autres ou s'ériger en genre autonome au lieu de fondre leur spécificité dans les autres acquis de la science-fiction.
Si la science-fiction ne peut se passer d'explorer des voies nouvelles, elle e peut pas non plus se défaire de ce qui la constitue. Chaque étape de complexification passe par l'inclusion dans le genre de toutes ses tendances. L'élaboration de ce processus ne saurait se passer, en outre, de l'activité parallèle au réseau d'édition que constitue la fandom, dont la dynamique permet au genre de s'enrichir et d'évoluer.
Le point de départ de ces propos était le manque d'idées constaté un peu partout par des représentants de la science-fiction. Il n'y a pas pénurie d'idées en science-fiction, mais il y a une absence d'dées dans la volonté de certains de se couper d'une partie du genre ou de préconiser des solutions qui ne permettent pas de faire preuve d'originalité.
Cependant, ce sentiment de manque n'est-il pas non plus l'expression d'une impressionde rassassemet, ressassement qui amène à la création de stéréotypes et à la fossilisation des anciens modèles ? L'angoisse qui teinte ce constat provient de ce quye de nouvelles formes n'ont pas véritablement été trouvées — ou n'ont pas été reconnues ni acceptées — et c'est ce même désir de renouvellement qui pousse certains à récupérer d'anciens moules, le romanesque par exemple, pour préserver le genre qui leur est cher. Tout cela revient finalement à faire preuve, malgré les propos extrémistes et les fausses routes, de la vivacité d'un genre acharné à trouver les solutions pour assurer sa survie. Vivacité en définitive rassurante, pour peu qu'il fasse sienne cette opinion de Gérard Cordesse sur Gene Wolfe, et qui mériterait de qualifier l'ensemble de la science-fiction: "Ni rupture, ni retour en arrière mais une intégration de la tradition à un niveau supérieur de complexité."
Claude Ecken