Henry David Thoreau ne doit pas seulement être connu pour avoir passé 5 semaines dans une cabane au fond des bois (je vous renvoie pour cet aspect des choses à la note de Chantal Serrière ; vous pouyvez aussi lire Walden sur Wikisource), il est aussi celui qui a osé proclamer que la démocratie n'est pas le meilleur des régimes possibles.
Il le démontre en long, en large et en travers en 1849, dans un pamphlet au titre appellé à inspirer quelques agitateurs modernes : La désobéissance civile. Pour lui, la majorité n'a pas le pouvoir parce qu'elle a raison, mais parce qu'elle est physiquement plus forte. Imposer la loi de la majorité, c'est un autre moyen d'imposer la loi du plus fort.
Si Tocqueville faisait, dès 1835, une analyse assez semblable des effets pervers du système démocratique dans De la démocratie en Amérique, il ne le remettait toutefois pas en cause. Thoreau va plus loin que ce diplomate timoré et dénonce carrément le mode de gouvernement issu d'un régime où la majorité décide. Non pas qu'il veuille d'une société sans Etat, mais il n'est pas satisfait de celui qu'on lui propose. Il est dirigé par une majorité élue par ceux qui auront bien voulu voter pour elle ; les minoritées sont ignorées. Il pose le problème de la justice : il existe des lois injustes, comme celle qui réduit les hommes en esclavage, comme celle qui envoie des hommes-machines faire la guerre au Mexique.
"Je ne puis un seul instant reconnaitre cette organisation politique pour mon gouvernement puisqu'elle est aussi le gouvernement de l'esclave"
Il affirme que quand la loi est injuste, il faut l'enfreindre et distingue deux sortes d'individus : les bons citoyens qui respectent une loi qui les transforme en machines, leur ôtant tout libre arbitre, et les sages, qui servent l'Etat en s'opposant à lui, incités en cela par leur conscience.
"Le respect indu de la loi a fréquemment ce résultat naturel qu'on voit un régiment [...] marchant en bel ordre vers la guerre, contre leur volonté [...] et leur conscience"
La notion de conscience est très importante pour Throreau : "la seule obligation que j'ai le droit d'adopter c'est d'agir à tout moment selon ce qui me parait juste" alors que "la loi n'a jamais rendu les hommes plus justes d'un iota". Il arrive à ce paradoxe que tout homme plus juste que ses prochains forme une majorité d'une personne... C'est une vision utopique que celle de l'homme qui suit sa conscience pour faire le bien, et le paradoxe de Rousseau n'est pas loin ("S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes." Jean-Jacques Rousseau / 1712-1778 / Du contrat social - livre III/ 1762)
Pourtant, Thoreau n'est pas un utopiste, c'est un homme engagé qui va jusqu'au bout de ses idées et qui sait que l'action prédomine sur le simple vote, "tout vote est une sorte de jeu... même voter pour la justice, ce n'est rien faire pour elle. C'est se contenter d'exprimer un faible désir de la voir prévaloir". Ni provocation, ni utopie, sa vision de l'Etat est à vrai dire plutôt élitiste ; Thoreau ne s'adresse pas aux masses et pense d'ailleurs que ce n'est pas nécessairement l'action des masses qui peut faire bouger les choses, mais que l'action d'un homme seul peut être déterminante. "Une minorité est impuissante tant qu'elle se conforme à la majorité ; mais elle devient irrésistible quand elle la bloque de tout son poids".
Engagé, Thoreau l'a été dans sa vie de tous les jours, en mettant ses actes en accord avec ses idées. Professeur, il refuse de battre ses élèvres, démissionne, et ouvre une école privée chez lui. Citoyen libre-penseur, il refuse de payer ses impôts à un Etat qui admet l'esclavage et fait la guerre au Mexique, ce qui lui vaut de passer une nuit en prison. L'événement sera fondateur de sa réflexion sur la désobéissance civile. Homme, il aide fréquemment des esclaves à fuir vers le Canada. Toute sa vie, il aura été porté par un idéal de justice. Dix ans après la parution de La désobéissance civile, on le retrouve militant en faveur de l'insurgé abolitionniste John Brown.
Dans son discours Plaidoyer pour le capitaine John Brown, on retrouve toujours ce thème de l'action d'un homme seul, plus légitime que les décisions de la majorité : "Le seul gouvernement que je reconnaisse -peu importe le petit nombre de ceux qui sont à sa tête, ou la faiblesse de son armée- c'est le pouvoir qui établit la justice dans un pays, jamais celui qui instaure l'injustice. [...] J'entends beaucoup de gens condamner John Brown et ses hommes sous prétexte qu'ils étaient si peu nombreux."
Comme l'autre grand défenseur de John Brown, Victor Hugo, l'avait pressenti, son exécution allait entrainer l'Union dans la guerre civile ("Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.")
Thoreau en connaitra les débuts, mais meurt avant d'en voir le terme, à seulement 44 ans. Sa postérité sera très importante, sa pensée ayant notamment influencé Gandhi ou Martin Luther King.
Je me suis attaché dans cette chronique à l'aspect politique, voire libertaire de Thoreau, parce qu'il faut bien se limiter à quelque chose, et que je n'ai pas (pas encore) lu ses autres livres, le fameux Walden ou la vie dans les bois étant le plus connu, ses autres textes et récits touchant à la botanique, la philosophie et une certaine forme d'écologie avant l'heure.
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Allons plus loin :
- Walden ou la vie dans les bois (1854)
- La désobéissance civile (1849)
- Plaidoyer pour John Brown (1859)
- Lettre de Victor Hugo aux Etats-Unis d'Amérique in Actes et paroles II, Pendant l'exil (1859)