Il y a 20 ans, à la télé polonaise, il y avait ça : “Le Décalogue” de Kieslowski.
Carnet de voyage polonais, feuillet n°2.
Lundi 4 janvier 2010, 21h42
Je suis dans l’appartement de Daniel et Ewa depuis une heure. Ils sont tous les deux musiciens baroques, et sont partis au Mexique pour fêter la nouvelle année dans la famille de Daniel.
Zofia, la cousine d’Ewa, m’a apporté les clefs et a mis elle-même les draps sur le lit malgré mes protestations. Elle est professeur de musique à l’école Montessori de Varsovie. Grande, mince, avec de longues jambes fines, les cheveux teints en blond et coupés courts. Elle parle l’anglais lentement, mais très correctement. Quand elle est partie, je me suis aperçue qu’elle avait laissé la télévision allumée. Il s’agissait d’un feuilleton sentimental à l’américaine, mais avec des acteurs au physique tout à fait polonais. Avec des filles du genre de Zofia, par exemple.
Comme disait je ne sais plus quel spécialiste français des médias, lorsqu’on voyage, regarder la télé permet de mieux comprendre le pays où l’on se trouve. En zappant un peu, je constate donc que la télévision polonaise n’a rien à envier aux autres télés européennes : mêmes séries, mêmes pubs, mêmes émissions à débats, mêmes présentateurs de divertissement à l’air de minets stupides, et surtout, surtout, mêmes présentatrices ripolinées, sourire ineffaçable et main sur la hanche, brushing décoloré et corps de Barbie.
Quelque chose dénote toutefois, dans cette série américaine que je crois reconnaître. Beaucoup d’amis voyageurs m’ont parlé de ces drôles de doublages dans les pays de l’Est : les acteurs parlent américain et sont “couverts” par une voix masculine unique, qui se superpose à la leur. Un seul doubleur pour tous les personnages. Dans le cas de cette série, donc, j’entends les acteurs parler leur langue, aussitôt “doublés” par une voix polonaise grave et didactique, sans émotion, qui interprète l’héroïne, le gros flic black et l’expert à lunettes, sans distinction.
Mieux encore : la télécommande me mène vers une hilarante pièce de théâtre filmée, d’une naïveté sans pareille. Fausses barbes mal collées, décor XIXe siècle en papier mâché, avec son jardinet peint que l’on voit par la croisée en carton-pâte. Les comédiens incarnent à la perfection le stéréotype du mauvais acteur de théâtre, qui écarquille les yeux quand il a peur, et rit aux éclats, mains sur les hanches, quand il est gai.
Quelle catastrophe, la télé polonaise. Quand je pense aux merveilleux films (documentaires, court-métrages, 50 minutes) que Krzysztof Kieslowski a réalisé pour la télévision polonaise (alors la TVP, à l’époque communiste). Kieslowski avait beau être censuré, il n’en était pas moins produit par la TVP, et savait détourner ses scénarios de telle manière que le message politique soit clairement rebelle. Kieslowski savait contourner la censure, et recevait en échange le droit de faire des films avec du temps, et même un peu d’argent. Il avait surtout une productrice qui se battait à ses côtés, bien qu’elle fasse elle-même partie des fonctionnaires du régime : la belle Irena Strzalkowska. Question, donc : la télé communiste aurait-elle permis l’émergence de grands cinéastes à l’Est ?
Même dans la mort, le grand monsieur K ne préfère pas regarder ce qu’est devenue la télé polonaise…
C’est sur cette note songeuse et désillusionnée, que je m’aperçus que les pierogis et le borsch ne passaient pas. Pas du tout. J’ai fini la nuit dans la salle de bains, les pierogis aussi.
Demain, je vous raconterai entre autres comment Staline a défiguré Varsovie, et comment j’ai calmé mon estomac avec des beignets à la rose.