Aux yeux de ceux pour qui la photographie se doit d’être une représentation de la réalité, une traduction - plus ou moins ‘artistique’ - de la beauté du monde, on ne saurait parler de photographie abstraite, et l’exposition sur ce thème que le Museo di Fotografia Contemporanea présente jusqu’au 2 mai à Cinisello Balsano près de Milan, est une hérésie.
On y distingue en fait deux approches de l’abstraction : certains artistes choisissent des motifs bien réels mais rappelant des formes abstraites et ils les photographient en les cadrant soigneusement pour que l’oeil s’interroge et s’inquiète de ce qu’il perçoit, mais sans perturber la normalité photographique, sans expérimenter avec le médium photographique lui-même. Dans ce cas, la photographie est bien une représentation fidèle de la réalité, mais c’est la réalité elle-même qui présente des formes abstraites. Sans tomber dans les mièvreries de Kenna, on peut apprécier dans cette exposition les taches murales d’Aaron Siskind, les pierres de Roberto Masotti et surtout les fameux sillons de Mario Giacomelli (série Prise de conscience de la nature).
L’autre voie est celle de l’expérimentation, de la tentative de contourner la prise de vue photographique. Cela peut se faire par exemple par des photogrammes, en déposant des objets directement sur la plaque photographique, ou par des chimigrammes, en attaquant les éléments mêmes de la couche sensible. Il est frappant que dans cette exposition, il n’y ait qu’un seul adepte du digital, Jean-Louis Garnell, qui recompose ses images en laissant une grande place au hasard, hasard informatique dans ce cas. Tous les autres travaillent avec des pellicules argentiques, quitte pour certains à modifier ensuite l’image sur ordinateur.
Luigi Veronesi, peintre et photographe, réalise ainsi des photogrammes abstraits, assemblant des formes picturales dans une composition rappelant un Kandinsky ou un Miro : aucune manipulation spécifiquement photographique ne s’y voit, la photographie n’est ici que le medium, et son essence n’influe pas de manière évidente sur la composition, ni sur les formes visibles. Nous avons ici la preuve qu’on peut réaliser une composition abstraite par le biais d’un photogramme, plutôt qu’une utilisation pleine et entière de ce que la photographie pourrait offrir. Par contraste, les photogrammes d’Olivo Barbieri montrent de manière évidente la matière photographique ; nul risque de les confondre avec un tableau. On y voit des taches, des effets de brûlures, tout un magma informe dévoilant la chimie photographique.
Les chimigrammes de Pierre Cordier sont aussi des révélateurs chimiques, mais Cordier semble plus ordonné, plus méticuleux peut-être que Barbieri ; on sent moins chez lui la part du hasard, la prise de pouvoir d’un informe imprévu, voire insoupçonné.
Dans les clichés de Nino Migliori (Pyrogramme), on croit voire, dans la composition, la main de l’artiste, son mouvement, les traces qu’il a laissées sur la surface sensible, comme une forme détournée d’Action Painting.
D’autres vont jouer sur l’optique, ainsi Paolo Monti qui, bougeant son appareil, noie des formes indéterminées dans un flou fantomatique ou Franco Grignani photographiant à travers des verres déformants pour créer des images géométriques dignes de l’Op Art, pleines d’illusions et de distorsions, dans une démarche très construite, très planifiée, quasi mathématique.
A l’opposé, Silvio Wolf s’en remet au hasard des impressions lumineuses sur les amorces des pellicules qu’il charge dans son appareil. Début et fin des films sont exposés à la lumière sans intention visuelle particulière : le résultat est une explosion de couleur dans des compositions qui rappellent Rothko (Horizon n°13 Rouge).
Entre expérimentation pure et représentation du réel, on trouve les portraits de Paolo Gioli (grand pape de la photographie expérimentale italienne contemporaine) qui combinent plusieurs dimensions créatrices : ce sont des Polaroïds, pris au sténopé et l’artiste a introduit dans la chambre des objets, par exemple un petit morceau de feuille métallique perforé de trous réguliers. Non seulement le portrait lui-même est déjà une déformation du réel, mais en plus les motifs créés par ces feuilles génèrent des effets de grillage qui oblitèrent et dévorent le visage, partiellement ou complètement.
De même les paysages abstractisants de Franco Fontana se situent entre ces deux approches. A partir de photographies de paysages bien réels, Fontana retravaille l’image au développement, la dépouille, la recolorie et crée ainsi des paysages abstraits (Basilicate) qui pourraient être de simples formes. La confusion s’instaure entre réel et représentation. On pense à certains paysages de Nicolas de Staël (Agrigente, au Musée de Saint-Etienne, par exemple).
Dans ce champ de l’abstrait et de l’expérimental, parent pauvre de la photographie, ce petit musée milanais a assemblé une collection de grande qualité : cette exposition permet de découvrir un peu ce domaine méconnu, mais riche en découvertes. Dans le musée, on peut aussi voir quelques portraits restés ici parmi les 2734 personnes ayant participé au grand projet de Jochen Gerz autour du musée et de sa ville en 2005, Salviamo la luna.
Photos provenant du site du Musée, excepté la dernière, de l’auteur.