Dans sa dernière décision de Section de l’année 2009, le Conseil d’Etat estime que la circonstance qu’un étranger faisant l’objet d’une reconduite à la frontière relèverait, à la date de cet examen, des catégories ouvrant droit au regroupement familial ne saurait, par elle-même, intervenir dans l’appréciation portée par l’administration sur la gravité de l’atteinte à la situation de l’intéressé au regard de l’article 8 de la CEDH mais que le préfet peut tenir compte de cette circonstance au titre des buts poursuivis par la mesure d’éloignement.
En l’espèce, la requérante, une ressortissante algérienne, était entrée régulièrement en France en janvier 2003 et y a ensuite séjourné régulièrement sous couvert de certificats de résidence d’étudiant. Elle s’était mariée au mois de juillet 2003 à un compatriote avec lequel elle a eu deux enfants nés en France en 2004 et 2006. Il réside sous couvert d’un certificat de résidence portant la mention « travailleur temporaire » et avait préparé un doctorat à l’Université Paris VI et avait été recruté par cette université en octobre 2005 en qualité d’allocataire de recherches pour une durée de 3 ans.
Par arrêté du 22 septembre 2006, le préfet de Police avait prononcé sa reconduite à la frontière - annulée par jugement du 2 novembre 2006 du magistrat délégué par le président du TA de Paris.
Néanmoins, la Cour administrative d’appel avait annulé ce jugement en considérant que l’arrêté ne méconnaissait pas l’article 8 de la CEDH dès lors, notamment, que la requérante « était susceptible, en retournant dans son pays d’origine, de bénéficier, à la demande de son conjoint, du regroupement familial ».
En cassation, le Conseil d’Etat rappelle qu’il résulte de l’article 8 de la CEDH qu’il appartient à l’autorité administrative qui envisage de procéder à l’éloignement d’un ressortissant étranger en situation irrégulière « d’apprécier si, eu égard notamment à la durée et aux conditions de son séjour en France, ainsi qu’à la nature et à l’ancienneté de ses liens familiaux sur le territoire français, l’atteinte que cette mesure porterait à sa vie familiale serait disproportionnée au regard des buts en vue desquels cette décision serait prise » - et ce conformément à sa jurisprudence (CE, Ass., 19 avril 1991, Belgacem et Dme Vve Babas) et à celle de la Cour européenne (CEDH, 18 février 1991 Moustaquim ; voir aussi sur les critères d’application de l’article 8 : V. Cour EDH, G.C. 18 janvier 2006, Üner c. Pays-Bas, req. n° 46410/99 , § 57 et 58).
Sur la question de savoir si le fait de ne pas avoir utilisé la procédure de regroupement familiale empêche de se prévaloir de l’article 8, le Conseil d’Etat écarte cette idée en estimant que « la circonstance que l’étranger relèverait, à la date de cet examen, des catégories ouvrant droit au regroupement familial ne saurait, par elle-même, intervenir dans l’appréciation portée par l’administration sur la gravité de l’atteinte à la situation de l’intéressé ».
Il estime, en revanche, qu’il ne s’agit pas d’un élément inopérant puisque il reconnaît la possibilité pour l’administration préfectorale de prendre en compte, au titre des buts poursuivis par la mesure d’éloignement, « de ce que le ressortissant étranger en cause ne pouvait légalement entrer en France pour y séjourner qu’au seul bénéfice du regroupement familial et qu’il n’a pas respecté cette procédure ».
On remarquera qu’en l’espèce dans la mesure où l’intéressée était entrée régulièrement sur le territoire français sous statut d’étudiant et s’était ensuite mariée avec son conjoint en France, elle n’avait donc pas détourné la procédure de regroupement familial à la date où elle est entrée.
La Section censure donc, pour erreur de droit, l’arrêt de la Cour administrative d’appel et, après évocation, la décision préfectorale, pour avoir porté une atteinte disproportionnée à l’article 8 de la CEDH.
La jurisprudence antérieure permettait de prendre en compte la circonstance selon laquelle l’étranger ne s’était pas soumis à la procédure de regroupement au même titre que les autres éléments relatifs à la situation de l’intéressé. Le juge reconnaissait donc la légalité d’une reconduite à la frontière au regard de l’article 8 CEDH « eu égard à la faculté dont dispose le conjoint de demander le bénéfice du regroupement familial » (CE, 30 mai 2005, Préfet du Val de Marne c/ Mme D., n° 260364) ou « alors même que l’intéressée peut bénéficier du regroupement familial » (CE, 3 avril 2002, Mme O., n° 231033).
Cette appréciation relève du juge du fond et n’est soumise qu’au contrôle de qualification juridique exercé par le juge de cassation sur le respect de l’article 8 CEDH (CE, 26 octobre 2007, M., n° 299680).
Dans la mesure où l’annulation de la mesure de reconduite à la frontière n’implique pas nécessairement la délivrance d’une carte de séjour, le Conseil d’Etat donne injonction au préfet de la munir d’une autorisation provisoire de séjour, conformément à l’article L. 512-4 du CESEDA, mais aussi de se prononcer sur son droit à un titre de séjour dans le délai d’un mois.
On attend avec impatience le communiqué de presse du ministre de l’Immigration se félicitant de cette censure…
CE, Sect., 28 décembre 2009, Mme B. épouse A., n°308 231