Un lit d'hôpital (illustration) © Dana Neely/Corbis/Dana Neely
Il a , à peine la cinquantaine. Un gars direct, simple mais pas simplet. Bosseur, ouvert. Je le connais "de vue" depuis 20 ans, et c'est naturellement qu'il m'avait pris comme médecin traitant il y a 5 ou 6 ans.
Je l'avais reçu en urgence un samedi matin, il y a un peu plus d'un an.
Lui: "Rica, je viens d'avoir un accident de voiture. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Je me suis retrouvé dans le fossé, je me souviens pas de ce qu'il s'est passé".
Moi: "Tu as mal quelque part ? Tu l'as senti arrivé?"
Lui: "Je ne me souviens pas, j'ai une gène là, au genou, et sur la poitrine, ca doit être la ceinture. J'ai des nausées aussi."
L'examen clinique ne montrait pas grand chose. Tout au plus une petite rougeur en regard de la clavicule, probablement le frottement de la ceinture lors de l'accident.
Mais quand même... la tête n'ayant pas tapé. Pourquoi il ne se souvient de rien?
A titre systématique, je lui fait un électrocardiogramme...
Aie... Il est en train de faire un infarctus, et il ne sent pratiquement rien.
On le voit dans certaines formes d'infarctus, notamment ceux qu'on appellent les "inférieurs". Ce sont souvent des infarctus "traitres" car ils ne font pas trop mal, et/ou n'ont pas des formes "typiques" (une douleur dans la poitrine qui part dans le bras gauche et le cou).
Appel du Samu, envoie de l'électro par fax, début du traitement au cabinet... Une équipe de pompier vient le chercher au cabinet et je "médicalise" jusqu'au stade où atterrit quelques dizaines de minutes plus tard l'hélico et son équipe.
Il revient quelques jours plus tard, ses artères coronaires dilatées, une ordonnance longue comme ça... du classique. Dans ces conditions, je le vois à répétition avec une surveillance clinique (les symptômes, la tension, l'auscultation cardio-pulmonaire). Tout allait bien. Les prises de sang, les controles cardiologiques, la tolérance au très long traitement.
Début décembre, il demande un rendez-vous car il est fatigué
C'est pas son genre la fatigue... c'est un bosseur. S'il y a une frange de ma patientèle qui vient tout les 15 jours pour "fatigue" (et sur lequel les multiples contrôles ne montrent jamais rien), lui ne s'en est jamais plaint.
Lui: "Rica, je sais pas ce que j'ai mais je suis fatigué, j'ai du mal à avancer depuis 15 jours, j'ai perdu l'appétit."
Il se pourrait bien que le traitement pour le coeur soit un peu trop puissant. Je contrôle tout ça... Non, c'est bon. La tension est bonne, le coeur n'est pas trop lent. Méfiance quand même il pourrait refaire son "infarctus inférieur", nouvel electrocardiogramme... que nenni... pas de modification par rapport au dernier.
Il n'a mal nulle part... il est juste fatigué.
Je lui fait faire une prise de sang "complète" comme disent certains patients (mais... c'est du pipo... complet ne veut rien dire). Je vais à la pêche aux signes, et je fais donc vérifier le foie, les globules, le rein, les urines, le sucre, le cholestérol, les proteines de l'inflammation et de l'infection. On va bien voir si quelque chose "bouge".
3 jours plus tard, réception des résultats: tout les marqueurs hépatiques (le foie) sont dans le rouge, et les protéines de l'inflammation sont légèrement élevés.
Qu'est ce qu'il me fait? Une hépatite peut-être? Médicamenteuse (il en prend une tartine pour le coeur) ou infectieuse? (hépatite B, C, A ou un autres des multiples virus qui peuvent en être responsable) .
Je refais un bilan biologique, et demande une échographie hépatique.
Si sur le bilan biologique, les choses ne s'arrangent pas, c'est le résultat de l'échographie qui est effroyable.
On est mardi soir, il est 18h30, je suis à peu près à l'heure sur les consultations.
Lui: "Ça y est j'ai fait l'échographie. Je comprends pas mais le radiologue m'a dit qu'il y avait quelque chose, et qu'il fallait que je te vois. J'ai plus d'appétit du tout."
Le temps de lire le compte-rendu, et toute une concentration pour essayer de "cacher" mon émotion et mes craintes à sa lecture.
"Foie hétérogène multi nodulaires compatible avec un foie métastatique d'un primitif à rechercher."
Aie Aie Aie Aie Aie.
La traduction "vulgaire" du compte rendu: Le foie est rempli d'une extension d'un cancer, dont on ne connait pas l'origine.
Un membre de sa famille était mort d'un cancer du colon, on n'avait pas fait les recherches de cancer colique, il n'avait pas voulu. Et c'est donc vers le cancer du colon qu'est orienté le diagnostic.
On arrive à avoir un gastro-entérologue (un exploit a 18h45), qui débordé a la gentillesse de le prendre dès le lendemain matin "entre deux" pour rechercher ce "primitif" (on appelle primitif le cancer original , le "premier", qui est sans doute "responsable" du foie métastatique).
Il est resté hospitalisé jusqu'au jour de Noël. Les nouvelles furent terrible. Non, ce n'est pas le colon. C'est l'estomac qui est le "primitif". L'extension de ce cancer touche déjà le foie (mais ça on le savait déjà) , mais aussi l'oesophage, le médiastin, et le poumon. Il bénéficie dans la foulée d'un traitement anti-cancéreux... une chimiothérapie.
Au retour de congés, le lundi, début janvier, il m'appelle.
Lui: "Je suis rentré le jour de Noël. J'en avais marre de la clinique. Mais depuis, je n'ai rien réussi à avaler... je ne mange rien. Tu peux venir me voir?"
La semaine qui suit le retour d'un quelconque congès est habituellement très chargé... et ce fut le cas. Tout les rendez-vous pris, les horaires "sans rendez-vous" sont pris d'assaut, l'ensemble des visites sont déjà programmées pour les 10 jours qui suivent. Mais il faut bien que j'arrive à le voir.
Le contact visuel fut terrible. Je ne l'avais pas vu depuis son départ sur la clinique il y a 1 mois. Son visage creusé, le teint jaune, le blanc des yeux couleur titi (de titi et gros minet) (l'ictère... ou la jaunisse), il a perdu au moins 20 kilos. Une image similaire à celles connues d'Auschwitz.
Il faut le refaire hospitaliser, il me le demande. Il est épuisé.
Je joins son oncologue (le cancérologue) qui assez sèchement me dit qu'il "n'a pas de place", qu'il avait averti le patient "de ne pas quitter la clinique", qu'il le reprendrait dès qu'il pourrait mais que allait certainement prendre "quelques jours".
Moi: "Il ne tiendra pas. Il est cachectique là. Il ne peut plus rien avaler."
Oncologue: "Faites lui une bio de contrôle, j'appelle un prestataire pour attaquer une nutrition parentérale."
La nutrition parentérale c'est l'alimentation par "perfusion". C'est pas si facile que ça de la mettre en place en "campagne". Il faut du matériel bien sûr, mais il faut aussi des soignants formés à ce mode de traitement.
Je reçois la biologie le mardi... tout s'est aggravé, son foie est en train de flamber, il est devenu anémique, il n'y a plus grand chose de "normal" sur les résultats. Je lui demande de m'appeler tous les jours, et si les choses ne s'améliorent pas, on l'hospitalisera ailleurs. Je sais déjà qu'il est fichu.
Le mercredi je reçois un membre de sa famille, il ne semble pas "conscient" de la gravité de la situation. Je lui explique les tenants et les aboutissants. Le plus délicatement et clairement possible , le pronostic est très défavorable, et à court terme. Il peut mourir n'importe quand. Ses chances, si elles existent, sont très faible. On va le faire hospitaliser c'est sûr, peut-être aujourd'hui ou demain, mais ce sont probablement les dernières heures qu'il va vivre avec ses proches.
Je rappelle plusieurs fois l'oncologue, toujours surbooké (j'en connais pas beaucoup qui ne le soient pas), il se débrouille comme il peut, et trouve une "place".
Le lendemain matin de l'hospitalisation, l'oncologue me rappelle.
Oncologue: "On est déjà au bout. Il n'a plus de foie, il est en état d'acidose. Je reçois la famille cet après midi, mais je ne suis pas suûr qu'il tienne jusque là."
Il est mort 5 minutes avant que la famille soit reçue...
Je vous laisse imaginer le choc pour cette famille, pour les soignants.
On n'a rien pu faire...