Magazine Cinéma
Jane Campion aura réussi à éviter l'écueil qui la guettait, dans l'histoire d'amour de John Keats et de Fanny Brawne: celui d'aplanir la poésie romantique au niveau du "romantisme" tout court (de l'amour, des costumes, de jolies phrases et quelqu'un qui meurt). Non, la cinéaste arrive même au résultat inverse, redonnant au mélodrame ses rimes de noblesse. Il n'y a pas de fuite devant les poèmes, omniprésents, ni de célébration empesée de la poésie en tant que telle: ce que l'on voit, dans cette histoire simple et somme toute banale, c'est que le raffinement des sentiments se mesure au raffinement de la langue avec laquelle ils s'expriment. L'intensité de l'amour semble suspendue à la façon de dire, et à l'univers de sensations que les amants parviennent à créer autour d'eux.
Keats est celui qui a dit, dans Ode on a grecian urn:
Heard melodies are sweet, but those unheard Are sweeter;(...)
Voilà pourquoi il y a quelque cohérence dans cette passion en sourdine, jamais accomplie, où l'on cherche la source secrète (ou du moins "unheard") du désir plutôt qu'on essaie de l'assouvir. Tout ça nous est très bien dit et montré dans Bright Star, parce que l'environnement de nos personnages est lui-même subtilement brodé, avec une photographie, des décors et des costumes du meilleur goût. L'amour y est rassemblé, concentré, dans des moments précieux de désir retenu - dans des plans où les deux êtres sont comme rassemblés autour d'un point invisible, central et perdu, pourtant, dans l'horizon. Ainsi ces moments où les amants sont présents l'un à l'autre à travers une cloison: lieu commun absolu de la romance, auquel Jane Campion parvient à redonner une intensité inédite, cohérente avec les poèmes.
Il y a tout de même quelque chose qui manque, dans le Keats de Campion. La cinéaste ressemble à la petite soeur de Fanny, Toots, qui, chassant de cet univers la première feuille morte de l'automne, l'avise de ne plus revenir: on n'éprouvera pas, dans Bright Star, le violent dégout de Keats pour l'action du temps, on ne verra pas sa fascination pour la mort ("I have been half in love with eseful Death"), alors même qu'on l'entend dire son Ode to a Nightingale:
Fade far away, dissolve, and quite forget
What thou among the leaves hast never known,The weariness, the fever, and the fretHere, where men sit and hear each other groan;Where palsy shakes a few, sad, last gray hairs,Where youth grows pale, and spectre-thin, and dies;
(...)
Ce qui donne, dans la traduction de Robert Ellrodt (éditions de l'Imprimerie nationale, 2000):
Fuir au loin, me dissoudre, oublier tout à faitCe que parmi les feuilles tu n'as jamais connu,La lassitude, la fièvre et le tourment - ici,Où les hommes s'assemblent pour s'entendre gémir;
Où les derniers cheveux tremblent, tristes et gris,La jeunesse pâlit, devient spectrale et meurt;
(...)
Occultant cete ambivalence essentielle du désir, qui épouse et fuit la chair dans le même temps, veut ensemble l'amour et la mort (le poète le dit d'ailleurs clairement dans une de ses lettres), Jane Campion rate un peu de la veine tragique des poèmes. Le point faible de Bright Star est là, dans ce bon goût à toute épreuve, qui édulcore doucement la vision et l'amour du poète, mais qui garde sa cohérence dans l'atmosphère famiale et paisible de la maison de Hampstead.
PS: Un avis plus sévère - et plus drôle - par ici.