Louise Smoluchowski
Éditions Olivier Orban
310 pages
Résumé:
Le 23 septembre 1862 dans l'église du Kremlin, Léon Tolstoï déjà célèbre à 34 ans, épouse une jeune fille de 18 ans, Sophie Bers. Ainsi commencent 48 ans de vie commune, d'amour, de bonheur, de douleur et de ressentiment mêlés. Pour pénétrer dans l'intimité de Léon et de Sophie Tolstoï, Louise Smoluchowski dévoile la personnalité du couple grâce aux journaux qu'ils ont tenus dès le premier jour de leur union. Ainsi se dessine un portrait en parallèle de ces époux terribles, unis dans l'écriture et la transcription de Guerre et Paix comme déchirés par des multiples querelles familiales. C'est l'envers de la vie d'un génie qui apparaît tissée de petitesses quotidiennes, de conflits d'héritage, de mesquineries sordides et d'attentions charmantes. Voilà comment on écrit Anna Karénine: en lisant en cachette le journal de sa femme!
Mon commentaire:
Je m'apprête à relire Guerre et Paix, une lecture qui m'a profondément marquée l'an dernier et qui me manque beaucoup. J'ai envie de retrouver les personnages et l'écriture merveilleuse qui en découle. Avant de m'y replonger, j'ai eu envie de connaître d'un autre angle Léon Tolstoï. Ce livre est arrivé à point nommé et c'est avec enthousiasme qu'il m'a accompagnée pendant les vacances de Noël.
Léon Tolstoï (Lev Nicolaïevitch) avait une vie intérieure mouvementée. C'était un homme remplit de principes. Il était sans cesse déchiré entre ses convictions et son mode de vie, qui ne se correspondaient pas tout à fait. Il tenta, tout le long de son existence, de concilier les deux. Il n'y arriva pas sans être déchiré d'un côté comme de l'autre.
Léon Tolstoï épousa Sophie Bers alors qu'elle était une toute jeune femme et que lui était déjà "vieux". Même si leur union a été très productive, autant du point de vue familial (ils ont eu treize enfants) que celui de la création littéraire, la relation entre Léon et Sophie n'a pas toujours été un long fleuve tranquille. Le livre trace le portrait du couple de leur rencontre jusqu'à leur mort, en puisant dans leur abondante correspondance et dans leurs journaux respectifs. Dès le départ, Léon Tolstoï, qui souhaite être en paix avec lui-même, offre la lecture de ses anciens journaux à sa nouvelle épouse. Elle est scandalisée par la vie qu'a mené son mari avant sa rencontre. Le couple convient également de partager leurs plus intimes pensées en offrant à l'un et l'autre la lecture de leur journal personnel. Lecture qui sera à la base de plusieurs conflits, de crises de jalousie et de ressentiment, mais aussi de compréhension et de tendresse.
L'époque la plus heureuse de leur vie commune fut probablement celle de la rédaction de Guerre et Paix. Sophie prenait plaisir à retranscrire le travail de son mari (elle réécrivit Guerre et Paix à sept reprises, Léon Tolstoï reprenant sans cesse ses textes pour raturer des passages ou augmenter le texte). La trame du roman enthousiasme Sophie et elle a l'impression de cheminer avec son mari dans un grand projet commun. Lorsque Léon Tolstoï travaille à un roman, Sophie est heureuse. L'humeur de son mari est égale, joyeuse. Le travail les unit et abolit les barrières entre le rôle de l'homme et celui de la femme.
Le parcours d'écrivain de Tolstoï est bien décrit dans le livre puisque les extraits de journaux font mention de ses recherches et de l'avancement de ses textes. Même s'il l'a renié à la fin de sa vie, Guerre et Paix fut probablement le roman qui lui apporta le plus de plaisir, ainsi qu'à son entourage. Ce pavé fit fureur à sa sortie. À l'époque, les grands textes russes étaient publiés en feuilleton dans les journaux. Ce fut le cas de Guerre et Paix, mais aussi d'Anna Karenine, qui ne plaisait pas beaucoup à Tolstoï. Probablement même que Tolstoï n'aurait jamais terminé l'histoire d'Anna si son texte ne paraissait pas épisodiquement dans le journal.
En 1879, Tolstoï met de côté son travail littéraire pour se concentrer sur ses pensées, des pamphlets et essais sur la spiritualité et la façon de voir la vie. Rapidement, Tolstoï a des adeptes du mode de vie qu'il prône: le végétarisme, l'abstinence, la pauvreté. Sa vie de famille se concilie assez difficilement avec ses pensées et idéaux. Sophie, même si elle a beaucoup contribué au travail de son mari en réécrivant ses oeuvres, en retranscrivant son journal et en prenant des notes pour la postérité, est toujours restée dans l'ombre du grand Tolstoï. C'était pourtant elle qui tenait la maisonnée, s'occupait de sa famille, des besoins essentiels de ses enfants, de son mari. Malgré son dévouement, le couple prenait doucement des chemins opposés. Chemins qui ont été de durs obstacles pour leur relation.
Les idéaux de Tolstoï, appuyés par ses disciples (et certains de ses enfants) allaient à l'encontre du lien qui l'unissait à Sophie. La rencontre d'un de ses disciples, Tchertkov, s'est imposée comme un mur entre Sophie et Léon. Tchertkov était un fervant défenseur des idées Tolstoïennes. Sophie se battait à contre sens des idées de pauvreté de son mari pour faire valoir ses droits éditoriaux et ceux de publication des romans. C'est à la même période que Tolstoï souffrit d'une grave dépression. L'esprit tourmenté, instable, il se laissa mené par Tchertkov et sa propre fille Sacha en une guerre contre Sophie. Cette partie du livre est profondément triste. Un couple qui s'est aimé autant, malgré leurs emportements et leur sens inné du drame, commence tout à coup à se fissurer, pour ne plus être en mesure de recoller les morceaux. Du moment où Sacha et Tchertkov mènent Tolstoï par le bout du nez et lui implantent toutes sortes d'idées sur Sophie, jamais plus le couple ne sera celui des années de l'écriture de Guerre et Paix.
Tolstoï rejette les échecs des hommes qui aspirent à une vie meilleure sur les femmes, qui ne sont que tentatrices et coupables de trop de faiblesses. Il écrit aussi La sonate à Kretzer, une oeuvre qui portera une ombre grandissante sur son couple et sur sa relation avec Sophie. Tolstoï aspire à une vie de pauvreté et Sophie tente de conserver sa place et celle de ses enfants dans la bonne société, de bien gérer le domaine, Iasnaïa Poliana, afin de laisser à sa descendance, revenus et souvenirs. Tolstoï est parfaitement opposé à ce qu'il appelle "le matérialisme" de sa femme. Les deux époux ont alors une relation d'amour-haine et s'entredéchirent jusqu'à la fin de leurs vies. Tolstoï mourrût le premier, après avoir quitté le domicile conjugal "pour toujours". Il refusera, ainsi que leurs enfants, que Sophie entre dans sa chambre alors qu'il se meurt. Ce n'est qu'après sa mort que Sacha se réconcilie avec sa mère, que la famille comprend peu à peu l'importance qu'a eu Sophie au sein des Tolstoï.
La vie de Sophie, auprès d'un être complexe comme Tolstoï n'a pas dû être facile tous les jours. La condition des femmes de cette époque n'était pas simple. Concilier son couple avec Léon et une ribambelle d'enfants à ses jupes, entretenir le domaine qu'était Iasnaïa Poliana tout en s'occupant des écrits de son mari devait souvent peser sur les épaules de Sophie. Le conflit intérieur de Léon qui opposait sa vie familial, ses convictions et la dette qu'il avait le sentiment d'avoir envers ses disciples, dont certains furent exilés par le gouvernement (et dans sa tête à lui, par sa faute), n'aidait en rien sa relation avec sa femme.
L'histoire de Léon et de Sophie offre une trame tout ce qu'il y a de plus romanesque. Remplit de hauts, de bas, de déchirures et d'amour passionné, leur vie ne fut en rien facile. La lecture du livre de Louise Smoluchowski est très agréable pour comprendre la dynamique du couple, l'état d'esprit de Tolstoï pendant ses différentes phases de création ainsi que son parcours et ses idées tout au long de sa vie. Avoir un portrait du couple apporte une note féminine dans l'idée que l'on se fait de Tolstoï et cet aspect m'a beaucoup plu. La présence de Sophie lui était autant indispensable qu'elle le culpabilisait. Par elle, il voyait ses faiblesses. Par la vie qu'il menait avec sa famille il allait à l'encontre de ce qu'il prônait. Son esprit était sans cesse tiraillé...
Entre les passages de sa biographie, l'auteur nous offre des extraits des journaux des deux époux, extraits tantôt très courts (une phrase, un mot) tantôt plutôt longs et explicatifs. On cerne bien l'état d'esprit qui caractérise Sophie et Léon tout au long de leur vie ainsi que les marques laissées par la maladies, la vieillesse, la fatigue, leurs jalousies, leurs rancunes, mais aussi un amour qui leur accorda pendant plusieurs années une belle complicité et d'heureux moments.
Le livre est un portrait très intéressant, émouvant et très instructif du couple pour quiconque s'intéresse au génie qu'était Tolstoï. Une belle découverte qui nous mène au coeur des sentiments qui animaient Léon et Sophie Tolstoï.
Quelques extraits tirés des journaux de Léon et Sophie Tolstoï:
"J'ai vécu trente-quatre ans sans savoir qu'on pouvait aimer tant et être si heureux." (Léon) p.44
"Je vis pour lui, je vis par lui et je veux qu'il en soit de même pour lui." (Sophie), p.48
"Les génies doivent créer dans des conditions paisibles, agréables, confortables; un génie doit manger, se laver, s'habiller, il doit réécrire son travail un nombre incalculable de fois; il faut l'aimer, ne pas lui donner de raisons d'être jaloux afin qu'il ait la paix, il faut élever et éduquer les innombrables enfants qui naissent d'un génie mais pour lesquels il n'a pas de temps. [...] Je ne sais pas, mais devoir toujours réprimer mes besoins pour m'occuper des besoins matériels d'un génie est une grande épreuve." (Sophie) p.227
"Quelque chose s'est interposé entre nous comme une ombre qui nous sépare." (Sophie) p.248
"Je suis fatigué de la vie." (Léon) p.250
"Mon départ va te faire de la peine. J'en suis navré, mais tu dois comprendre et croire que je ne peux agir autrement. Ma situation à la maison devient, est devenue insupportable." (Léon) p.285
"Ils ne m'ont pas permis de voir Lev Nicolaïevitch (Léon), ils m'ont retenue de force, ils ont fermé la porte à clef, ils m'ont brisé le coeur." (Sophie) p.295
"Je vis avec lui et me tourmente à l'idée de ne pas avoir été assez bien pour lui. Mais je lui ai été fidèle corps et âme. Je me suis mariée à dix-huit ans et je n'ai jamais aimé que lui." (Sophie) p.298