David Jacques-Louis
Lavoisier et sa femme (1788)
Lavoisier est le sujet d’un récit. C’est un savant réputé qui sait, aussi, être un bon mari. Il
regarde son épouse qui nous le rend bien. Madame Lavoisier est, en effet, son agent auprès du spectateur, celle par qui la fable d’une entremise peut être tenue. Traduisons : le cabinet
d’un homme de sciences n’est plus un antre (ce qu’il redeviendra avec le laboratoire), mais un salon où les visites demeurent possibles. Le carton à dessins, qui figure à l’arrière-plan (à
gauche), laisse deviner que la spécialisation des lieux n’a pas encore atteint au stade que leur dictera la rationalité moderne. En un mot, les Lumières ont fait leur œuvre qui permettent
désormais au Savoir de se penser et de se présenter, sinon comme partageable, du moins comme accessible.
Nous sommes à la veille de la Révolution dont on sait à quel point l’énergie morale qui l’anima se voulut l’antidote de la fin de
régime que l’on vivait alors. Et, sans doute, le strict parallèle du fond et de la surface du tableau, ainsi que les sévères pilastres canelés, qui forment l’unique décor du salon où le couple
se tient, ne sont-ils pas dépourvus de la "romanité" si chère au goût de l’époque qui rêva un moment d’austérité. Sans doute, également, est-ce la raison pour laquelle ce double portrait a
quelque chose de vertueux au sens où sont rendus compatibles, en une sorte d’idéal domestique, les joies désintéressées de ce qu’on n’appelait pas encore la Recherche et celles d’une vie
conjugale épanouie (Marie et Pierre Curie viendront plus tard qui donneront une vision ascétique de cet idéal).
En vérité, les choses sont plus compliquées et les catégories censées les gouverner beaucoup moins assurées qu’il n’y paraît.
Certes, il s’agit d’un portrait où il est clairement admis que le maintien d’apparat dicté par l’étiquette a perdu sa raison d’être. Mais il convient surtout de remarquer que David ose ce que
nul n’avait tenté de peindre avant lui : à la tendre connivence des époux, David ajoute l’érotisme !
Entre le tombé de la robe blanche de son épouse et le rouge du velours qui recouvre la table,
Lavoisier a passé sa jambe, gainée de noir. Redoublée par la ligne diagonale du pli de la nappe, ladite jambe, dont les valeurs plastiques et métaphoriques font système avec la plume blanche
tenue en main, ne fait-elle de son propre faufilement le chiffre du désir ? Ceci encore : l’ampoule, qui jouxte la chaussure de l’homme révèle qu’elle est le Miroir de Vénus, ce
symbole alchimique femelle (fait d’un cercle et d’une croix retournée) matérialisé ici par la boule de verre et le robinet de cuivre en position fermée. Aussi, ce voisinage de la boule et de la
jambe, ainsi que le rapprochement du bout de l’escarpin de la femme avec le velours rouge de la table-bureau sont-ils autant de frôlements, pour ne pas dire d’"attouchements", qui relèvent ce
tableau d’un piquant inattendu.
A quoi tient ce piquant ? A ce contraste, sans doute, qui oppose les personnages en buste aux
mêmes personnages autrement considérés en pied. En un mot, au jeu subreptice de Lavoisier qui, faisant mine (en haut) de répondre "académiquement" aux attentions de son épouse, transforme le
premier plan (en bas) du tableau en une scène "déplacée" à tous les sens du terme. En marge du "discours" laudateur de David, qui rend hommage au grand chimiste, les faux-semblants de la
comédie amoureuse chers aux XVIII°s. n’ont pas disparu...
Mais un degré de sens supplémentaire paraît se dégager de la toile du maître. S’étant donc faufilée jusqu’à cette ampoule de verre
discrètement frappée du sceau de la féminité, cette jambe-phallus n’érotise-t-elle pas, par contamination, les instruments de l’Expérimentation ? Ne faut-il pas voir, dès lors, (et en
retour), dans la figure attachante et protectrice de Madame Lavoisier une allégorie de la Science ? De cette Science dont on a souvent dit qu’elle peut être la plus possessive des
maîtresses.