Zazie et son désir un peu branque de métro déboule dans notre univers bien rangé en 1959. Zazie, une jeune provinciale délurée d'une dizaine d'années, arrive pour la première fois à Paris. Elle est confiée à son oncle Gabriel qu'elle stupéfie par sa verve et son répondant.
Tout livre de Queneau est aussi un exercice de style.
Un petit extrait, juste pour le plaisir :
Comme concitoyens et commères continuaient à discuter le coup, Zazie s'éclipsa. Elle prit la première rue à droite, puis la celle à gauche, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle arrive à l'une des portes de la ville. De superbes gratte-ciel de quatre ou cinq étages bordaient une somptueuse avenue sur le trottoir de laquelle se bousculaient de pouilleux éventaires. Une foule épaisse et mauve dégoulinait d'un peu partout. Une marchande de ballons Lamoricière, une musique de manège ajoutaient leur note pudique à la virulence de la démonstration. Émerveillée, Zazie mit quelque temps à s'apercevoir que, non loin d'elle, une œuvre de ferronnerie baroque plantée sur le trottoir se complétait de l'inscription MÉTRO.
Oubliant aussitôt le spectacle de la rue, Zazie s'approcha de la bouche, la sienne sèche d'émotion. Contournant à petits pas une balustrade protectrice, elle découvrit enfin l'entrée. Mais la grille était tirée. Une ardoise pendante portait à la craie une inscription que Zazie déchiffra sans peine. La grève continuait. Une odeur de poussière ferrugineuse et déshydratée montait doucement de l'abîme interdit. Navrée, Zazie se mit à pleurer.
Elle y prit un si vif plaisir qu'elle alla s'asseoir sur un banc pour y larmoyer avec plus de confort. Au bout de peu de temps d'ailleurs, elle fut distraite de sa douleur par la perception d'une présence voisine. Elle attendit avez curiosité ce qui allait se produire.
Il se produisit des mots, émis par une voix masculine prenant son fausset, ces mots formant la phrase interrogative que voici :
"Alors, mon enfant, on a un gros chagrin ?"
Devant la stupide hypocrisie de cette question, Zazie doubla le volume de ses larmes. Tant de sanglots semblaient se presser dans sa poitrine qu'elle paraissait ne pas avoir le temps de les étrangler tous.
"C'est si grave que ça ? demanda-t-on.
– Oh ! voui, msieu."
Décidément, il était temps de voir la gueule qu'avait le satyre. Passant sur son visage une main qui transforma les torrents de pleurs en rus bourbeux, Zazie se tourna vers le type. Elle n'en put croire ses yeux. Il était affublé de grosses bacchantes noires, d'un melon, d'un pébroque et de larges tatanes. C'est pas possib, se disait Zazie avec sa petite voix intérieure, c'est pas possib, c'est un acteur en vadrouille, un de l'ancien temps. Elle en oubliait de rire.
Lui, fit une sorte de grimace aimable et tendit à l'enfant un mouchoir d'une étonnante propreté. Zazie, s'en étant emparée, y déposa un peu de la crasse humide qui stagnait sur ses joues et compléta cette offrande par une morve copieuse.
"Allons, voyons, disait le type d'un ton encourageant, qu'est-ce qu'il y a ? Tes parents te battent ? Tu as perdu quelque chose et tu as peur qu'ils te grondent ?"
Il en faisait des hypothèses. Zazie lui rendit son mouchoir très humidifié. L'autre ne manifesta nul dégoût en remettant cette ordure dans sa fouillousse.
Il continuait :
"Il faut tout me dire. N'aie pas peur. Tu peux avoir confiance en moi.
– Pourquoi ? demanda Zazie bredouillante et sournoise.
– Pourquoi ?" répéta le type déconcerté.
Il se mit à racler l'asphalte avec son pébroque.
"Oui, dit Zazie, pourquoi que j'aurais confiance en vous ?
– Mais, répondit le type en cessant de gratter le sol, parce que j'aime les enfants. Les petites filles. Et les petits garçons.
– Vous êtes un vieux salaud, oui.
– Absolument pas", déclara le type avec une véhémence qui étonna Zazie.
Profitant de cet avantage, le meussieu lui offrit un cacocalo, là, au premier bistrot venu, en sous-entendant : en plein jour, devant tout le monde, une proposition bien honnête, quoi.
Ne voulant pas montrer son enthousiasme à l'idée de se taper un cacocalo, Zazie se mit à considérer gravement la foule qui, de l'autre côté de la chaussée, se canalisait entre deux rangées d'éventaires.
"Qu'est-ce qu'ils foutent tous ces gens ? demanda t-elle.
– Ils vont à la foire aux puces, dit le type, ou plutôt c'est la foire aux puces qui va-t-à-z-eux, car elle commence là.
– Ah ! la foire aux puces, dit Zazie de l'air de quelqu'un qui veut pas se laisser épater, c'est là où on trouve des ranbrans pour pas cher, ensuite on les revend à un Amerlo et on n'a pas perdu sa journée.
– Y a pas que des ranbrans, dit le type, y a aussi des semelles hygiéniques, de la lavande, des clous et même des vestes qui n'ont pas été portées.
– Y a aussi des surplus américains ?
– Bien sûr. Et aussi des marchands de frites. Des bonnes. Faites dans la matinée.
– C'est chouette, les surplus américains.
– Si on veut, y a même des moules. Des bonnes. Qu'empoisonnent pas.
– Izont des bloudjinnzes, leurs surplus américains ?
– Ça fait pas un pli qu'ils en ont. Et des boussoles qui fonctionnent dans l'obscurité.
– Je m'en fous des boussoles, dit Zazie. Mais les bloudjinnzes (silence).
– On peut aller voir, dit le type.
– Et puis après ? dit Zazie. J'ai pas un rond pour me les offrir. A moins d'en faucher une paire.
– Allons voir tout de même", dit le type.
Zazie avait fini son cacocalo. Elle regarda le type et lui dit :
"Je vous vois venir avec vos pataugas."
Elle ajouta :
"On y va ?"
(Raymond Queneau, Zazie dans le métro)
Les deux photos sont extraites du film de Louis Malle, de même titre, 1960.