L'immense philosophe Bernard-Henri Lévy lance cette question au sujet de Camus : "Alors, philosophe pour classes terminales ? C'est la fâcheuse réputation qui poursuit Camus depuis, précisément, l'anathème jeté par Sartre et les sartriens."
Il ne dit pas qu'il reprend un titre d'essai de Jean-Jacques Brochier qui eut du succès un temps et qui est depuis oublié, sauf de ceux qui l'ont pris entre les dents et en gardent rancune, parce que l'on a connu pire. Pour nous prouver que Camus était un véritable philosophe, il écrit ensuite : "Et puis, secundo, une lecture, même cursive, de ses carnets, de ses notes, de telle lettre à Francine, ou à Brisville, ou à Claude de Fréminville, demandant l'envoi en urgence, à Lourmarin ou ailleurs, d'une édition de Hegel, ou de Spinoza, montre qu'il n'avait pas moins qu'un autre le souci d'en venir, toujours, aux textes mêmes."
Je tique à ce passage. Camus achète la magnagnerie de Lourmarin le 18 octobre 1958 et paye comptant avec l'argent du Nobel obtenu l'année précédente. Il décède le 4 janvier 1960. Il y séjourna moins de six mois parce qu'il était pris entre une série de représentations théâtrales, des festivals, des projets cinématographiques, des rencontres avec le Général ou Malraux, des invitations publiques à des conférences, des voyages en Italie ou aux Pays-Bas, et ses activités éditoriales chez Gallimard à Paris où il fait des allers et venues (on peut faire le détail si on veut du nombre de jours). C'est alors un homme public fort occupé et avec des revenants venus de toute part, qui se déplace énormément. Les livres de philosophie ne peuvent plus le suivre puisqu'il est déjà ailleurs. D'ailleurs, ils ne lui seraient d'aucune utilité : il veut finir son roman le plus personnel le Dernier Homme et adapter la Chute au cinéma. Le cinéma est son dernier désir et ce récit est aussi l'un des plus personnels. Sa bibliothèque avait été déjà transférée à Lourmarin et à son âge il possédait déjà l'ensemble des textes philosophiques classiques, il n'avait plus besoin de les demander alors qu'il se trouverait dans un autre lieu le jour suivant, d'autant qu'il ne vivait pas au bout du monde et qu'il était à l'abri du besoin.
Que vient donc faire la référence "à Lourmarin ou ailleurs" ? Lourmarin, c'est le lieu de la tombe. Le philosophe dépoitraillé et à cheveux longs s'imagine que cela avait toujours été le séjour de Camus et il fait comme si Camus avait agi de la même manière qu'à d'autres époques de son existence. Mais Camus à Lourmarin a été peu présent, sauf depuis sa mort. Les ailleurs, le grand télésophe à chemise blanche ne peut les nommer au fil de sa lecture cursive : il ne reste que le symbole du lieu choisi. S'appuyer sur la dernière année de vie de Camus en ignorant tout de ce qu'elle était du strict point de vue historique, voilà le programme de celui qui est indigné par l'expression "philosophe pour classe terminale" et qui se sent visé par cette formule. Camus était un écrivain, ce que n'est pas l'histrion des concepts télégéniques. Il avait un sens de la rigueur et de la vérité qui ne se retrouve pas dans ce texte pro domo sua. On a affaire à une mythologie faite de bric et de broc avec un Camus éternel qui n'a jamais existé, mais qui permet de justifier l'existence de mauvaises tribunes du Monde pour le membre de son prétendu conseil de surveillance. Lourmarin, c'est un symbole, ce n'est pas la vérité.