Ainsi va, dans nos démocraties communicationnelles, la postérité des hommes illustres : être instrumentaliséss par le pouvoir. Alors même que Sarkozy a très largement construit sa victoire aux présidentielles sur une subtile dialectique consistant à lorgner sans vergogne vers les thèmes (et les voix) du Front national tout en développant une rhétorique censée l’en dédouaner par des clins d’œil idéologiques à gauche (Jaurès, la valeur-travail, la lettre de Guy Moquet, etc.), voilà qu’il remet ça, en proposant de panthéoniser rien moins qu’Albert Camus.
C’est un peu comme si la gauche, une fois parvenue au pouvoir, décidait de draguer l’électeur d’extrême gauche en citant Trotski et Bakounine, tout en proposant le transfert des cendres de Maurras au Panthéon.
Cette structure psychologique (je fais de la main gauche l’inverse de ce que promettait la main droite, et quoi qu’ayant normalement le cerveau constitué de deux hémisphères, le tout feint d’ignorer cette scission antagoniste des parties, le seul but étant de ratisser large…), qui s’apparenterait à une forme de schizophrénie si elle n’était pas délibérée, me semble être le nauséabond résidu de notre histoire française, et témoigner entre autres joyeusetés d’un profond mépris pour le peuple, et la démocratie.
C’est ce que j’appellerai « la structure vichyssoise de l’idéologie de droite » : le discours pétainiste d’abord a contribué à rendre légitime ce type de « contradiction performative » (entre ce qu’on fait, et ce qu’on dit), par sa « théorie du bouclier » : Pétain était censé être le vieux chef protégeant la France du pire, l’asservissement total aux nazis, par son gouvernement provisoire, de collaboration. Ce type de discours avait pour fonction idéologique de masquer, de couvrir d’un voile (im)pudique la réalité de la collaboration effective, et la soumission réelle de l’État français aux ordres nazis, ses fonctionnaires se signalant ainsi, dans les faits, par un zèle surprenant pour les nazis eux-mêmes ! Les domestiques ont ceci d’insupportable en effet qu’ils redoublent de flatteries pour s’attirer les faveurs du maître qui les nourrit…
Bref, la logique contradictoire de la dénégation s’installait tout doucement comme la syntaxe ordinaire de la politique française, son inconscient structural : « Mais non, mais non, je ne fais pas ce que vous dites et croyez, puisque je tiens le discours inverse ! », relayée et confortée par la puissance montante du médiatique en ces années-là, qui déclinait à ondes rabattues la voix de son maître, avant que le printemps de mai n’ébranle pour un temps l’édifice vermoulu et centralisé de l’ORTF.
Pour un temps seulement d’ailleurs, puisque le relais médiatique allait évoluer, grâce à la naissance des radios et des télévisions libres (privées), d’une structure centralisée et étatique à celle, plus conforme à la logique du profit, d’une diversité d’entreprises concurrentes. Mais si la verticalité du pouvoir sur les ondes allait céder le pas à l’horizontalité de la concurrence, la forme restait la même, soit celle d’une servilité généralisée et mimétique du petit microcosme journalistique au monde politique. La tyrannie est bien plus efficace d’ailleurs lorsqu’elle prend le masque de la liberté, et en affecte le ton. Logique, là aussi, de la même contradiction performative, et de la dénégation indignée, dès lors qu’on s’aviserait de mettre en doute l’indépendance des journalistes… Ne dépendant plus officiellement d’un maître, ils se sont donné un tyran, qu’ils adorent servilement : l’audimat.
Bref, tout cela donne un petit monde orwellien, où le « Parti de la vérité » est d’autant plus puissant que ce n’est pas un despote qui le dirige d’une main de fer, mais un « habitus » ancré dans notre propre histoire, celui de trop attendre de l’État, sans agir par nous-mêmes, qui alimente le sentiment de l’État lui-même qu’il a de bonnes raisons de gouverner en agissant dans notre dos : en évitant de dire clairement ce qu’il fait, et en se contentant de « communiquer » au petit peuple afin de l’amadouer, quitte à lui dire toute autre chose. Dormez, braves gens, TF1 vous informe, et nos élus dirigent. Tout va bien, madame la marquise.
Bref, quand tout va mal, que faire ? Com-mu-ni-quer, bien sûr, mon cher Watson ! Panthéonisons Camus, donc, à grand renfort de tambours et trompettes ! « Ce serait un symbole extraordinaire de faire entrer Albert Camus au Panthéon », s’excite l’agité du bocal Elyséen. Manie furieuse de la récup’ à tout va, ignominie consistant à instrumentaliser un mort, tout en niant dans les faits ce qu’il fut de son vivant, ses engagements, ses choix, ses prises de position en faveur d’un socialisme démocratique. Le chantre des « bienfaits de la colonisation » irait donc panthéoniser l’homme de la Révolte ? Catherine Camus, sa fille, rappelle non sans humour que son père, qui repose dans une petite tombe sous le beau soleil de Provence, « était claustrophobe »…
« Ce que je sais de la morale, disait modestement Camus, c'est au football que je le dois » ; après avoir assisté au coup de main de Thierry Henry, Nicolas Sarkozy a eu pour sa cette formule des plus vulgaires : « l'essentiel est de s'être qualifié ». On saisit d’emblée l’abîme qui sépare le pois sauteur qu’est Sarkozy de la calme grandeur de Camus : juste l’épaisseur d’une main d’homme, tendue aux autres hommes, ne leur faisant pas obstacle, mais prête aux combats communs. Ce n’est pas grand-chose, une main d’homme. Fragile, hésitante, parfois. Fermée ou croisée, trop souvent. Secourable et forte, aussi, parfois.
Camus nous manque. « Je me révolte, donc je suis ! »
À nous de conjuguer, dans les faits, le cogito camusien, de cet homme qui se disait, non sans grandeur, à la fois « solitaire et solidaire ».
À commencer, au-delà de la panthéonisation annoncée, par faire publicité à Camus, dans l'espace public (dont on ne saurait trop souhaiter qu'il ne soit pas seulement aussi délité qu'on le dit), et à inviter à la LIRE. Ce que la revue Cause commune, qui est celle des professeurs, dont il faut toujours rappeler qu'ils ont mission à être des intellectuels, a taché de faire, sans tambour ni trompette médiatiques.
On ne saurait en effet conseiller meilleur professeur aux jeunes générations que celui qui écrivait, dans L’homme révolté : « j’ai voulu dire la vérité sans cesser d’être généreux ». Du désespoir de l’absurde à la révolte, et finalement à l’amour du monde, « entre misère et soleil », Camus a tracé une route sans égale, d’une exemplaire dignité, maintenant « cette confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du monde ». Cette grandeur offensa le petit monde parisien, et explique la haine de nombre de ses plumitifs. Ajouter à cela que cet homme savait admirer, et faire confiance. Il n’en faut pas plus pour s’attirer la haine des médiocres.
Pierre Dupuis, Directeur de la rédaction de la revue Cause commune