La somme des connaissances mises aujourd'hui à notre disposition d'un simple clic est infinie. Elle dépasse de beaucoup nos capacités d'assimilation, même pour un domaine technique relativement restreint. C'est une bibliothèque labyrinthique et tentaculaire qui se déploie, jour après jour. Un vertige borgésien.
Cette somme, à la fois disponible et insondable, est une représentation du savoir inédite – l'homme du XXIeme siècle aura eu la primeur de ce défi qu'il inflige à sa propre intelligence. La situation fait songer à ces contes dans lesquels un homme se trouve doté par une divinité facétieuse du pouvoir d'exaucer trois vœux. Ceux-ci sont tellement mal choisis, qu'ils s'annulent, ramenant le héros malheureux à sa situation initiale. Le rêve d'une bibliothèque absolue a trouvé forme dans le réel avec Internet. Et cependant il s'agit aussi d'une vaine tentation puisque aussi bien ce savoir nous échappe et nous confronte simplement à nos limites.
Une révérence peut nous saisir devant ce puits sans fond, supposé contenir toutes les vérités répertoriées. A quoi bon inventer, à quoi bon réfléchir, en soi, pour soi, dès lors que la démonstration est faite que tout a déjà été fait, écrit, pensé, publié. A quoi bon prétendre apporter sa pierre à un tel édifice?
La théorie sépare les enfants des pères. Nous naissons toujours dans le monde d'après. Un monde saturé par les discours, les références à un passé que nous n'avons pas connu, les théories élaborées par d'illustres anciens. Il faut en tirer profit, bien sûr, mais aussi se libérer de ce cadre, pour aller vers son risque, comprendre que tout n'est pas écrit, que la page est blanche: il suffit de le décider.
C'est notre destin de tout apprendre et de tout oublier, dans l'espace d'une vie. Et de renoncer à prétendre transmettre autre chose que des bribes aux représentants des générations qui viennent. De petits signes, des sémaphores lointains, dont ils capteront, dans le meilleur des cas, de quoi nourrir leur vécu, enrichir leur expérience et (re)construire un sens qui leur soit propre.
Ainsi les hommes sont-ils condamnés tels Sisyphe, à remonter toujours sur la pente la pierre que le temps fait dévaler. Autorisons-nous à penser, et à dire ce que nous pensons. Sans révérence particulière pour le savoir admis, estampillé, étiquetté.