Symbolistes et décadents dans Le Salon du Quai Voltaire

Par Bruno Leclercq


Eugène Pigrafe, épigraphiste (1), un familier du salon d'Henriette Lavize, envoie ses souvenirs sur ce salon littéraire, à un ami écrivain, charge à lui de publier son récit, une fois remanié. Dans les années 1880, Mme Lavize et son mari reçoivent dans leur salon du Quai Voltaire, hommes politiques et écrivains, c'est dans ce milieux entre politique et littérature que va se jouer un drame. Mme Lavize idéaliste et rêveuse, est mal mariée à un avocat et homme politique, arriviste sans scrupule et affairiste cynique, qui la néglige et la trompe avec une chanteuse de cabaret, la Gorille. Adorée de ses familiers, dont Pigrafe et le poète Hyacinte Dufor, Henriette Lavize succombera au charme de Comtal, un avocat et homme politique socialiste travaillant pour son mari. Henriette et Jean-Baptiste Lavize ont une fille, Germaine, dure, enjôleuse, elle déteste sa mère et tente de lui prendre son amant (2). Voilà pour le cadre et le drame.
Mais Le Salon du Quai Voltaire n'est pas seulement le récit d'un drame, Jules Case y fait défiler, les différentes écoles littéraires de 1882 à 1900. J'ai choisi un extrait où Pigrafe fait visiter, en 1911, le salon des années 1880 à une dame et lui présente la nouvelle école des symbolistes et décadents, commençant par les deux maîtres du mouvement : Mallarmé et Verlaine. On reconnaîtra parmi les convives - Gustave Kahn sous les traits de Sébastien Knocke, libérateur du vers. - Jean Moréas sous ceux du grec Béléos. - Claudel sous celui de Plaudel. - Péladan sous la chevelure de pâtre de Syrie du mage Khor. - Paul Adam, serait-il le Adaman causant avec son Saint-Bernard par l'entremise d'un guéridon ? - Laurent Tailhade, pourrait bien se cacher sous le nom de Jérome Navarrais, le batailleur effréné. Je laisse à d'autres, plus clairvoyant, le soin de compléter la liste. Faire défiler ainsi les écrivains dans son salon, était une façon pratique pour Case de faire revivre une époque, pourtant en rendant compte de ce roman, Rachilde, rappelait que « les symbolistes n'eurent en réalité pas de salon. Ils se réunissait surtout dans les cafés, en de très petits cercles, plutôt cénacles » (3). Quand au jeune logicien, Ernest Lafouette, qui vient de démontrer que Napoléon est un raté, il faut y voir Ernest Lajeunesse et son Imitation de notre Maître Napoléon (1897).
(1) « Mon nom patronymique et presque bizarre, sinon ridicule, me prédestinait à cette science incertaine » (page 3)
(2) « Elle plait à son père par ses mauvais côtés et sa mère la redoute comme son mauvais génie. Un soir de bataille politique et littéraire, ces deux femmes se mesurent et s'entretuent. » Rachilde, Mercure de France, Les Romans, 16/05/1914.
(3) Rachilde, article cité.
Le Salon du Quai Voltaire
Jules CASE
[...] J'aime ces poètes et, bien que simple touriste, je les suis avec plaisir dans leurs pérégrinations.
LA DAME. - Bon voyage. Mais que de façons pour des vers ! Je demande au poète, moi, de ne pas m'enlever du fauteuil où par hasard je le lis, et de me charmer à domicile. J'ai la tête légère, encore faut-il ne pas me la casser. Vos amis sont impertinents et présomptueux.
Ils sont l'un et l'autre.
LA DAME. – En vertu de quoi, bonté divine ?
En vertu de leur flamme, de leur enthousiasme et de la foi qu'ils ont en eux-mêmes, signes de la jeunesse et du génie qui débordent d'eux. Ils pratiquent l'absurde par défi et nous mystifient pour nos péchés. Ils se jettent éperdument dans l'abstrus, comme « les jeunes de 80 » s'enfermaient dans la raison commune qui éteint la fantaisie et stérilise la pensée. Deux poètes remarquables, singuliers et très différents, ont ouvert la voie, vous ne l'ignorez pas, à ce dérèglement insurrectionnel, Mallarmé...
La DAME. - Un fou fieffé !
... et Verlaine.
LA DAME – Un vagabond !
- Vos qualificatifs ont de la justesse. Ce vagabond timide n'a pas de moralité. Il le sait. Ou s'il l'ignore, c'est la même chose. De là, son génie. Il a rompu de coups la prosodie française et assassiné la syntaxe. Ce fut son premier crime. Il en a commis d'autres, dont s'inquiète davantage la morale publique. Ils lui sont lourds et légers à la fois. Il s'en amuse, en même temps qu'il les pleure sur sa route où le pousse implacablement son sort de misère, de perversité et de candeur. Ses paroles s'envolent légères et ailées. Elles se groupent tendrement au gré de l'harmonie, en choeurs qui chantent comme le vent siffle sur les avoines luisantes, comme le coeur gémit à la muette, comme sanglotent les remords ou rit la gaieté insouciante. Il a le langage qu'ont les choses, et ainsi, par toutes voies, il rentre dans la confuse nature. Les petits oiseaux des campagnes suspendraient leur ramage pour écouter la douce musique de ce rude passant dont la belle calvitie et la barbe rebelle les divertissent, que je n'en serais pas surpris. Mais ils en entendent de belles et, bec à bec, ils doivent se dire : « Le pauvre homme ! Comme il a péché et comme il a souffert ! Serait-ce Caïn ? Pourtant, il est bien gai, et, à nous autres, il nous semble tout innocent. » Ces pinsons et ces mésanges raisonnent dans la perfection. Caïn avait peut-être l'humeur joviale, et n'est-il pas le symbole de l'homme ? Qu'en pensez-vous, madame ?
LA DAME – Je pense, monsieur, que Caïn était un vilain monsieur. Faut-il donc avoir tué un membre de sa famille pour être poète ?
- La poésie y gagne. Le vrai poète use un peu de fiction étrangère. Il exprime sa propre personne. Nous avons avantage à ce qu'elle soit ardente et, autant que possible, criminelle. Villon effleura la potence. Byron ! Il courut des histoires sur son compte. Musset se conduisit mal avec les dames et s'ivrogna hideusement.
LA DAME, avec esprit. - Ah ! Bien.
- Quant à l'autre initiateur de ces jeunes gens, le fieffé, comme vous dites...
LA DAME. - M. Mallarmé. J'espère, pour la qualité de son oeuvre, qu'il est à tout le moins empoisonneur.
- La pâleur de son visage d'alchimiste en quête de l'absolu le ferait espérer. Je regrette que cet homme assez menu, qui semble flotter dans l'espace comme une ombre en visite parmi nous, ne soit par ici. Il vous ravirait. Vous lui seriez immédiatement acquise. Il pratique les bords de rivières, le canotage lent et les longues siestes dans sa barque, qu'arrêtent les roseaux grinçants au-dessus des fonds de sable où abonde le goujon. Vous le reconnaîtriez à ce signalement. Mais ne vous y trompez pas. Celui que vous penserez voir ne réside pas sous son apparence. Il est ailleurs. Il habite l'invisible. Il y contemple face à face l'au delà humain, c'est-à-dire le Rêve, qui n'a pas de formes reconnues, pas de contours arrêtés, qui se rit de notre énonciation vulgaire et qui, cependant, démontre sa réalité à celui qui le cherche, par l'obstination attentive à laquelle il le condamne. Ce servant de l'insaisissable, par des arcanes et des sortilèges, en obtient des éclairs de visions dont il rend compte aux jeunes poètes. Il leur en donne un enseignement en son logis, voisin d'un chemin de fer, dans le tonnerre des trains et l'orageuse fumée des locomotives. Ses moyens d'expression sont sommaires : de hasardeuses figures de rhétorique, des ellipses vertigineuses, des réticences brusques, des gestes des doigts, des intelligences du regard. Les paroles dont il use sont évocatrices,mais il arrive parfois que leur sens échappe, même à lui-même. Il est l'intuitif, le divinateur, et sa monstruosité terrestre, son crime, si l'on peut dire, c'est qu'il est pur.
LA DAME. - Je vous le dis, c'est un fou.
- Un mystique. En des siècles religieux, il eût probablement commercé avec Satan, ou pénétré trop avant dans l'intimité de Dieu. Dans les deux cas, on l'eût brûlé en belle place de la cité. Ces voyants ont les yeux trop aigus. Ils ébranlent la solidité du bon sens et menacent la paix publique.
LA DAME. - Le bûcher est bien cruel. Mais la paix publique a son prix. Voulez-vous que je vous dise mon opinion ? Votre coureur de grandes routes qui me fait peur, et votre pêcheur à la ligne qui me met la tête à l'envers, sont tout uniment des ratés. Excusez le mot.
- Il ne blesse personne, chère madame. Il est honorable.
LA DAME. - Alors, tout va bien. Mais les aèdes ici présents sont-ils d'aussi bonne composition ?
Comment donc ? Ne sommes-nous pas, au dire du Maître,
La triste opacité de nos spectres futurs.
LA DAME. - Hein ?
- Cela signifie que nos identités sont au delà de nous. Nos véritables proportions sont celles de notre rêve, et nous ne pouvons y atteindre. Les plus grands des hommes en demeurent les plus distants. Napoléon est un raté. Cela vient de nous être démontré dans un excellent livre, par un tout jeune et génial logicien, Ernest Lafouette. Absurde assertion, il est vrai, mais qui frappe par son évidence. Seul, emplit le cadre de son idéal étroit, comme un pied sa chaussure, l'homme sans passion ni superbe, ni démence. Nos valeureux jeunes poètes répudient cet homme. La température s'est brusquement élevée. Des glaciers psychologues, nous sommes passés à la torridité, dans la zone des volcans rallumés qui se repeuplent de dieux. Pas un de ces poètes qui n'ait une âme démesurée, qui n'entreprenne de bouleverser le monde, de réviser la géographie intellectuelle, de jeter dans l'espace les armées étincelants de ses sensations débridées, orgueilleuses phalanges de ses rêves conquérants, - et qui ne s'achemine glorieusement à la défaite.
LA DAME. - Vous vous enflammez, monsieur Pigrafe, et vous avez bien tort. Cela ne vous va guère. Mais votre comparaison de chaussure me plaît. Un pied bien chaussé, c'est joli. Vos amis ont de trop grands souliers ou ils vont pieds nus. On les dit fort enclins à l'anarchie.
- Elle est le rêve évangélique, celui de Fénelon.
LA DAME. - Possible, mais elle jette la terreur dans nos moeurs apaisées. Le journal me rapporte
ses méfaits, chaque matin, à mon petit déjeuner. Cela me gâte mon chocolat. Mais dites-moi quel est ce petit homme aux yeux malins, à trois pas de nous. Il est simple, celui-là, pas poseur, tranquille comme un bon petit père. Il parle avec continuité, mais si vite et si bas que je n'entends pas un mot.
- J'entends un peu mieux. Il traite en ce moment de Balkis, reine de Saba, et de Salomon. Ces personnes lui sont familières.
LA DAME. - Les aurait-il connues ?
- C'est très possible, car il est juif. C'est le fameux Sébastien Knocke, le libérateur du vers.
LA DAME. - Quoi après Verlaine qui a tout cassé dans la grammaire, après Mallarmé qui lui permet toutes les obscurités, le vers était encore prisonnier !
- Oui, malgré tout cela. On lui mesurait encore son pain, c'est-à-dire les syllabes, et on continuait de l'affubler de vieilles rimes fanées dans tant de carnavals. Il n'était plus un littérateur de quelque délicatesse ou de simple bon goût qui consentît à utiliser ce famélique piteux. Il allait expirer. Sébastien Knocke s'avança. «Sois libre, mon vieux, dit-il familièrement. Au feu, les pompons de tes rimes ridicules, et que la pitance ne te soit plus comptée sur les doigts. Sois, à ta guise, long, interminable comme la plainte du vent, ou bref comme le cri de l'homme. Tu jouiras désormais de toutes les licences de ta cadette, la prose. Mais attention Que ton chant déréglé, errant, nomade et ivre de lui-même, conserve le rythme. C'est l'arche sacrée que porte ton génie,-qui contient ton âme et qui te vient de l'Eternel. Ceci dit, va, envole-toi. Par prudence, conserve les mots usuels, mais qu'ils n'expriment dans ta modulation que le sens intérieur et profond de leur accent harmonique. Va. Tu n'es plus que musique. Que tout, par toi, redevienne musique. Tant pis pour les sourds. »
LA DAME. - Je crains d'être un peu sourde. L'Eternel, l'arche sacrée ! Je ne viens pas de Jérusalem, moi. Je suis née rue de la Pépinière.
- Cette objection a sa valeur, mais pas pour ce jeune homme, à qui vingt siècles d'exil n'ont pu faire oublier les vertus de sa race vénérable. Ses admirables mélopées se souviennent des symboles du Pentateuque, des splendeurs évanouies, des capitales aux noms magnifiques et aux dômes dorés.
LA DAME. - Celui des Invalides l'est aussi, et Saint-Augustin me suffit amplement. Cela se voit au moins, ce n'est pas évanoui.
- Assurément. Mais écoutez, je vous prie. Mon ami Knocke élève un peu la voix.
SÉBASTIEN KNOCKE, à des jeunes gens qui l'entourent. Le premier jour où un poète arya modula une onomatopée admirative ou joyeuse, ou éclata en sanglots, le poème était fondé.
LA DAME. - Arya dit-il. Mais il est juif.
KNOCKE, qui a l'oreille fine, et se retournant. - Ça ne fait rien, madame.
LA DAME, embarrassée. - Mon Dieu; monsieur, je serais désolée de...
KNOCKE. - Il n'y a pas de mal. Sémite ou aryenne, l'onomatopée est la source et l'expression pratique du poème. Elle seule peut traduire l'imprécis, l'inentendu, la courbe fuyante des choses, et atteindre la Poésie - laquelle est absolue et tout. Vous me concéderez ce point, je pense.
LA DAME. - Certainement, à la condition que je le comprenne. Je ne suis pas la seule que vous embarrassiez. Mon ami Isidore Larouet, lui-même, et qui est bien intelligent, convenez-en...
KNOCKE. - Larouet ramasse les miettes de l'esprit de Voltaire. C'est un peu rassis. Il n'est pas sans mérite, mais il ne sait lire que les almanachs classiques. Il met, par exemple, le génie de Verlaine sur le compte de l'alcool. Voyons; madame, vous que je ne connais pas, mais qui me paraissez de bonne foi, est-ce que les mystiques du moyen âge, enivrés de l'amour de Dieu, étaient des alcooliques ? Tels sont les jeunes poètes d'aujourd'hui en face de l'inconnaissable. Ils se confinent dans l'intellect pur. Ils se disent entre eux le schéma de leur pensée. Ils cinglent dans l'éther spirituel, mystère de la vie, dont ils veulent réaliser les symboles éclatants en un langage de même étoffe. Ce dernier, j'en conviens, n'est pas facile à trouver et, je le sais, il risque l'obscurité, mais je voudrais vous y voir, madame ! Songez que nous ne faisons que d'arriver et que nous cherchons les éléments d'une langue qui ne sera populairement intelligible que dans cent ans, ou plus. Mais pardon. Une affaire m'appelle dans la pièce voisine. (Il s'éloigne, suivi de ses disciples. Ils disparaissent dans le fumoir, où l'on trouve des rafraîchissements.)
LA DAME, se frappant le front d'une manière significative. - Dites donc. Est-ce que...
- Rassurez-vous. Sébastien Knocke est un homme plein de sagesse. Mais il a le génie subtil et divinateur. Le célèbre mathématicien Le Rondic assure que l'homme de l'avenir sera si différent de ce que nous sommes, que nous ne pouvons imaginer ni son esprit ni sa langue. Knocke, par intuition, le sait peut-être...
LA DAME. - De grâce, laissez-moi me débrider à mon tour. Je ne vis ni six mille ans en arrière ni cent en avant. Je respire en 188... et j'y trouve l'air agréable. Quant au vers, qu'il devienne ce qu'il veut, ça m'est égal. Mais pour l'instant,. encore une fois, je le veux à ma portée, comme j'ai appris à le lire clair, simple et de rimes spirituelles. En deux mots : Vive Coppée!
- Chut !... (Le grand aède fardé, brusquement retourné, nous montrait une face sévère.) Ne prononcez pas ce nom. Ce poète déjà mûr qui vous satisfait, a publiquement traité ceux-ci de Caraïbes. Ils sont, il est vrai, quelque peu anthropophages. Ils mangent les vieux poètes. Soyez prudente. Ne criez pas vos goûts. Ils pourraient déplaire ici et vous attirer des histoires.
LA DAME, s'insurgeant. - Le vers est libre mais pas le lecteur (Le fardé sourit et se détourne satisfait.) Vous avez raison, le salon de Mmc Lavize est devenu dangereux. Risqué-je ma vie en vous demandant qui est ce farouche, dont le nez est busqué, le monocle étincelant, et la moustache d'un sergent de ville ?
- Un Grec, comme l'indique son nom, Béléos, en même temps qu'un jongleur de la Féodalité de France. Un joli poète. Il chante d'une voix sonore, dans le gentil et frais vocabulaire de notre moyen âge, les grâces d'Eros et de Galatée, et celles des grisettes du boulevard Saint-Michel. Il entremêle le symbolisme d'Orient avec le réalisme fleuri de l'école romane. Le jeune homme assis qu'il contemple en ce moment et qui a les cheveux bouclés, c'est Adaman.
LA DAME. - Que fait-il de ce petit guéridon qui oscille sous ses mains étalées, comme une barque sur les vagues ?
- Je suppose qu'il évoque un esprit, celui, très probablement, de son chien. La légèreté du meuble l'aura tenté. Il aimait beaucoup cette superbe bête qui est morte d'un accident de gourmandise. Il en est inconsolable. Il lui parle à l'aide des tables et lui offre du sucre à travers le bois. Adaman est un intrépide curieux, un Protée intellectuel, un infatigable Don Juan qui épouse toutes les idées humaines. Toutes lui sont belles. Son rêve serait une descente aux Enfers... Je ne me trompais pas, écoutez-le, il parle à son Saint-Bernard « C'est toi, mon gros toutou... »
LA DAME. - Ciel !... Est-ce que je deviens toquée, moi aussi J'entends comme un aboiement plaintif et lointain s'exhaler du guéridon.
- Rassurez-vous encore. C'est ce farceur de Sautrel, derrière son piano. Il imite le chien à la perfection.
LA DAME. - C'est égal, je ne me sens pas à mon aise.
- Vous ferais-je quelques présentations encore ?
LA DAME. Tout ce que vous voudrez. Je ne sais plus où j'en suis.
- Octave Dumont, ce jeune homme replet, à la face monacale et sensuelle. Un puits de science, poète, romancier, physicien, grammairien, humaniste, philosophe. La lumière de la pléiade. Il sème les idées comme le souffle du printemps fleurit les parterres et les prairies. - Marc Angevin, le chantre de la sentimentalité dévoyée. - Le placide Loseraie, qu'accompagnent les hallucinations préhistoriques des vols de chauves-souris immenses tournoient autour de sa tête pensive, et il affronte les monstres les plus intimidants. - Enrik Tabail, le dramaturge qui enchantera le théâtre de poésie, celle des légendes et des sensibilités coupables. - Arthur Romel, ce grand bien taillé, aux yeux caressants : un anthropomorphiste qui, sur les paisibles légumes de nos potagers, écrira un poème d'idéologie passionnée. - Jérôme Navarrais, batailleur effréné dont l'alexandrin pourfendeur flamboie comme la lame d'épée de l'Ange exterminateur. - Plaudel, poète de mystères, et Lurec, de drames. - Khor-le-Mage... Car voici les mages, et leurs chevelures embrouillées de pâtres de Syrie. Regardez-les avec soin. Ils en valent la peine. Ils portent des noms vastement éployés et terribles. Ils ensevelissent sous des pluies de feu et de laves les cités vivantes, et ressuscitent les plus anciens morts qu'ait enterrés l'Histoire. Puis encore, des occultistes, des sataniques, de douces âmes et d'autres virulentes, enfin des étrangers, belges, anglais, américains. Celui qui porte un serpent d'or au poignet est soupçonné de sorcellerie, il envoûte...
LA DAME, à Mme Lavize qui passe. - Madame, venez à mon secours. Votre adorateur se moque outrageusement de moi.
Mme LAVIZE, souriante. - Oui, j'ai saisi quelques mots de votre conversation. Nos nouveaux amis vous interloquent, chère madame. Ils ne sont pas sans m'intimider, je l'avoue. Mais reconnaissons leur mérite. Ils piétinent avec rage notre bas prosaïsme cela fait plaisir. Ils mettent à sac les boutiques des âpres marchands de romans c'est un bien. Ils sont fiers et désintéressés l'air en est purifié. Ils rouvrent toute grande l'imagination au rêve. Que demandez-vous de plus ? Je ne vous dirai pas que je les comprends toujours parfaitement. Mais ce n'est pas là l'important. M. Sébastien Knocke, qui est un sage en effet, vous le disait, il y a un instant «Nos poèmes ne contiennent pas encore la clarté qui est la gloire de l'oeuvre classique. C'est. que nous ne venons que d'arriver. Patience. Nous nous sommes trouvés, mais nous nous cherchons encore. » Quelle belle maxime ! Elle a comme un revenez-y pascalien. Se chercher en soi et. au dehors de soi, au delà de l'impuissante raison, au bout de nos sensibilités qui plongent dans l'incompréhensible, dans l'infini, en un mot Et, il faut en convenir, ces jeunes gens donnent matière à nos investigations. Ils remettent tout en cause, la poésie et la morale, le langage et la pensée, le bien et le mal, la beauté et la vertu. De fait, c'est un grand chaos. C'est aussi un espoir de rénovation, et, en tout cas, pour le moment, une féerie d'éblouissements et d'étrangetés offerte à notre vie intérieure qui en avait besoin. N'est-ce pas votre avis ? Vous ne répondez pas, chère madame... Mais peut-être n'avez-vous pas de vie intérieure...
LA DAME disparaît doucement.............................................


Jules Case (1854-1931), romancier, auteur dramatique et critique littéraire. Fut considéré comme un romancier naturaliste, même si Gustave Kahn voyait en lui un « physio-psychologue ». Auteur d'une douzaine de romans et de deux pièces de théâtre, il donne, en 1882, une nouvelle au Panurge d'Harry Alis et Félicien Champsaur, publie son premier roman, La Petite Zette en 1884, il collabore, entre-autres à l'Evénement, le Figaro, le Globe, le Réveil-matin. Dans ses souvenirs J.-H. Rosny (Mémoires de la vie littéraire, Crès 1927) dit avoir rencontré Jules Case chez Paul Margueritte : « Jules Case, garçon maigre mais solide, fort taciturne, les yeux, brillants et assez fixes, une tête d'artiste et de rôdeur des quais, donnait à ses amis de fortes promesses, qu'il a commencé par tenir. Il disparut, puis il reparut avec un livre curieux, où se condense une époque brumeuse et captivante!...
Après nos soirées chez Margueritte, je ne l'ai plus rencontré que sporadiquement, enfermé l'hiver dans de grandes capes qui soulignaient son aspect de poète fureteur et aventureux. On a joué de Case une pièce où paraissaient des qualités solides... La dernière lettre que j'ai de lui, date de Lausanne. Que deviendra son oeuvre ? Est-elle finie ? Il est provisoirement perdu, dans les brouillards de la Montagne... J'avais de la sympathie pour cet homme, sympathie qui eût pu devenir une amitié... mais le hasard a tellement espacé nos rencontres ! ».
Jules Renard le croise à l'occasion du banquet donné en l'honneur de Gustave Kahn, il voit en lui un « christ enfumé ». Frantz Jourdain dans A la Côte (Librairie Moderne, 1889) le signale parmi les visiteurs du Grenier Goncourt. Jules Tellier, dans Le Boulangisme et les « jeunes » (Le Parti National, 29 mai 1888) parle de « l'idéo-réalisme de M. Jules Case ».