Le « pauvre
poète mal instruit » qu'était Fondane était éloigné des études
philosophiques jusqu'à ce qu'il connaisse Léon Chestov. S'il est devenu son
disciple, et qu'il s'est alors donné une formation solide, en autodidacte
passionné, c'est qu'il reconnaissait dans cette pensée ce qui l'animait : non
pas l'équilibre et la raison de la philosophie grecque, mais l'inquiétude,
l'insatisfaction, la "fidélité à
l'esprit prophétique", à la tradition de Jérusalem. Le refus de
l'ordre de la raison, c'est le fil de l'œuvre de Fondane, et c'est pourquoi
l'idée de la finitude lui était intolérable. Jérôme Thélot insiste sur l'« indignation » qu'exprime le poète, son « insoumission » constante devant le
caractère inéluctable de la mort. Faudrait-il interpréter cette position comme
une « extravagance » ?
Sans doute, si l'on pense négligeable, hors de propos, le « droit absolu à l'absolu ».
Lecteur de Tzara, défenseur d'Artaud (peu le
furent dans les années 1930) et du Grand Jeu, Fondane, dans sa poésie comme
dans ses essais, n'est pas adepte du "bon sens". Ce qui importe et
qui fonde sa démarche, c'est que pour lui les individus « sont réellement,
étant chacun la Réalité de toute réalité », qu'il est primordial de
vivre la « vie vivante »,
de ne pas laisser « l'empire du
Savoir » étouffer la vie. De là la volonté de défendre une extrême
subjectivité dans tous ses écrits. Jérôme Thélot insiste sur les « appels à l'absurde, défis au savoir et
vitupérations contre la loi », et analyse la complexité de ce
qu'entendait Fondane par "conscience malheureuse" ; on se reportera à
ces pages très précises qui expliquent comment le malheur — le malheur de
mourir — est la « modalité
originaire de l'expérience vécue ». L'existence n'est pas du même
domaine que la pensée, poursuit Jérôme Thélot, et le langage, donc, ne conduit
pas au vrai ; c'est pourquoi « L'impossible
est le plus nécessaire — c'est le tragique de notre condition. L'impossible
: de remonter à l'innocence par-delà le
langage ». De là, écrivait Fondane : « le cri est la méthode », il faut vivre la « vie vivante » et la poésie comme un
« donné existentiel » et
non comme un objet d'art. Et ne jamais imaginer que l'on a "trouvé",
que l'on "sait" : « Chercher était
pour lui plus qu'une nécessité ou une hantise, chercher sans désemparer était
une fatalité »(3)
L'essai se poursuit par deux postscriptum, sur la
construction de La conscience malheureuse
et sur la réception de l'œuvre de Fondane, qui reste à étudier. Il faudrait
aussi parler de la prose de Jérôme Thélot, dont le rythme est en accord
singulier avec l'objet d'étude — les derniers mots, à propos de
l"impossible de Fondane : « Ce
qu'il y a en nous de divin — notre
horreur de la mort, notre désespoir et notre faim d'exister — dans cette
déraison se reconnaît et seréjouit ».
Contribution de Tristan Hordé
Jérôme Thélot
Ou l'irrésignation, Benjamin Fondane
éditions fissile, 2009
8 €
1 On trouvera tous les renseignements bio
et bibliographiques utiles sur le site voué à
Benjamin Fondane et l'on consultera également l'entrée
"Benjamin
Fondane" sur le site des éditions Verdier ; pour aller plus avant,
lire les Cahiers Benjamin Fondane,
édités depuis 1994 et dirigés par Monique Jutrin.
2 Les éditions Verdier ont réédité en
format de poche ses poèmes, Le mal des
fantômes, avec un texte liminaire d'Henri Meschonnic (2006), les Écrits pour le cinéma (2007) et son
essai majeur, La Conscience malheureuse,
édité, présenté et annoté par M. Carassou, R. Fotiade, N. Monseu et O.
Salazar-Ferrer (2009). D'autres titres ont été publiés depuis une quinzaine
d'années (voir note (1)), notamment le passionnant Baudelaire et l'expérience du gouffre,
étude posthume (1947).
3 Cioran, "Benjamin Fondane, 6 rue
Rollin", dans Exercices
d'admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p.
156-157 ; on lira dans ce chapitre une belle description du visage de
Fondane, citée par J. Thélot.