Article initialement publié sur mon second blog désormais à l'abandon, "crise publique", en 2008, et rapatrié sur ob'lib' par souci de rationalisation.
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It
is said that power corrupts,
but actually it's more true that power
attracts the corruptible.
The sane are usually attracted by other
things than power.
David Brin
Il est un aspect que je n’évoque quasiment pas (ou alors en termes très
feutrés) dans mon livre, parce qu’il n’existe aucune statistique à ce
sujet, et qu’il est donc impossible d’étayer un discours sur des
données solides, c’est celui de la corruption et du dévoiement de la
vie politique qu'entraîne l'inflation législative en matière de droit
du sol (urbanisme) et de construction (permis de construire). C'est en
outre un sujet tellement délicat qu'il ne peut être traîté qu'avec un
luxe infini de précautions en matière de langage. Mais au delà d'un
certain point, rester silencieux, c'est admettre l'inadmissible. Un
récent article de "Libération" et quelques écrits officiels me donnent
l'opportunité d'aborder ce sujet délicat.
Libération : "Mais pour qui roulent les empêcheurs de construire" ?
Les projets des promoteurs immobiliers doivent satisfaire à une foule de codes et textes opposables : code de l'urbanisme, code de la construction, code de la voirie routière, code de l'environnement, code rural (en campagne), et j'en oublie. Par conséquent, quelqu'un qui veut faire stopper un projet peut trouver "la petite bête" qui au minimum retardera, voire fera capoter, un projet de construction.
Libération relate un procès dans lequel plusieurs intervenants expliquent que cette particularité réglementaire française est exploitée par des gens très malins pour créer des caisses noires en toute légalité, afin de permettre un financement occulte des partis politiques. extrait :
Le recours contre un permis de construire est devenu un sport national. Il n’est pas réservé aux riverains ou aux écologistes soucieux de préserver leur environnement. Il est aussi pratiqué par des professionnels de l’immobilier, experts en dénichage de la petite bête, monnayant le retrait de leur procédure devant le tribunal administratif contre indemnisation par le promoteur attaqué. Les uns et les autres savent parfois s’entendre : leur transaction amiable, non imposable et transitant par la caisse des avocats, est alors l’occasion d’exfiltrer des fonds en tout bien tout honneur.
(...)
(Pendant le procès) L’un deux, Alain-Marie Germain, affirme que tout était arrangé depuis l’origine, qu’il s’agirait d’une prime de départ déguisée de son employeur, nette d’impôt. Il va plus loin : «J’affirme que dans toutes les affaires immobilières de plus de 20 000 m2 il y a un faux contentieux pour aboutir à des dommages et intérêts permettant de sortir de l’argent qui sera versé sur des comptes permettant le financement de partis politiques.»
Gageons
que ceux qui commenteront cette triste affaire vont nous ressortir que
"bien sûr, il n'y a jamais d'enrichissement personnel" derrière ces
combines, qui semblent monnaie courante... L'argument totalement
risible, mais c'est un autre sujet. D'autres écrits officiels
commencent à lever le voile sur un phénomène qui semble prendre une
ampleur inquiétante.
Urbanisme et corruption : ce que dit le SCPC
Comme l’a dit Max Falque lors du colloque "logement" de l’institut Turgot, lorsqu’un nuage d’or inonde de sa pluie bienfaitrice certains terrains et pas d’autres, certains sont tentés d’influencer le sens du vent. Il est donc logique que des transactions occultes se concluent entre celui qui souhaite valoriser son terrain et celui qui a le pouvoir de transformer quelqu’un en millionnaire ou en clochard.
Les lois d’urbanisme françaises, dont j’ai déjà par ailleurs largement critiqué les défauts, ont pour principal effet de créer une distorsion majeure entre terrains totalement inconstructibles (et sans perspective de constructibilité prochaine) et les terrains qui le sont. Dans les zones à très forte pression foncière, la différence de valeur entre ces terrains peut atteindre un facteur supérieur à 1000 !
De même, sur un terrain constructible, un permis peut être refusé
pour de multiples raisons, ce qui peut donner lieu à des transactions
occultes particulièrement lucratives lorsque les programmes concernés
se chiffrent à plusieurs dizaines de logements.
De nombreux témoignages me sont parvenus, laissant supposer que, vu les différences de prix atteintes entre différents classements de terrains, les phénomènes de corruption liés à l’urbanisme prennent une ampleur inquiétante.
En 2006, deux avocats, Me Boitel (Nice) et Me Bouyssou (Toulouse), ainsi qu’un haut fonctionnaire du SCPC (Service Central de Prévention de la Corruption), ont présenté en séance plénière lors du colloque de l’ICREI (Aix en Provence) leurs expériences en matière de corruption et d’urbanisme. La plupart des exemples énoncés par le SCPC sont repris dans le rapport 2006 (PDF) de ce même organisme, dont voici quelques extraits (section "urbanisme" : pages 175 à 197) :
Lors de la délivrance de certains actes administratifs tels que les permis de construire, l’administration indique au demandeur quelles sont les prestations qu’il devra réaliser pour obtenir son autorisation ou son permis.
Ainsi, figurera par exemple sur ce document la réalisation d’un échangeur à niveaux séparés avec la voirie communale proche pour la construction d’un magasin de grande surface, la réalisation d’un certain nombre de places de stationnement non réservées aux habitants de l’immeuble pour l’obtention du permis de construire un immeuble à usage d’habitation.
Ces prestations sont en général nécessaires au fonctionnement de la réalisation projetée (cas de la grande surface) ou constituent une prestation susceptible de faciliter la vie des habitants du quartier (cas des places de parking). Il n’y a rien de répréhensible ni d’illégal dans cette demande formulée tout à fait officiellement. Le seul problème tient au fait que cette exigence doit être chiffrée avec précision et qu’elle n’est pas actualisable ou révisable.
Il est donc arrivé que le prix demandé pour la réalisation d’un échangeur à niveaux séparés desservant un centre commercial ait été largement sous-estimé par la collectivité. La commune qui avait pris en charge la maîtrise d’ouvrage de la réalisation de l’ouvrage se trouva donc à court de ressources financières après avoir effectué un peu plus de la moitié des travaux. Elle voulut demander un complément au responsable du centre commercial mais celui-ci saisit le tribunal administratif qui confirma l’impossibilité pour la commune de majorer le montant de la demande indiqué sur le permis de construire. Il fut donc nécessaire de trouver dans le budget communal la somme manquante.
Cette situation pose la question de la pertinence de l’estimation : l’erreur est-elle due à l’incompétence ou à une décision délibérée ? La commune n’ayant pas porté plainte par la suite, la Justice n’a pas eu à se saisir de cette affaire dans laquelle un « doute sérieux » peut subsister.
Autre exemple, "savoureux" si vous faites abstraction de votre situation de contribuable :
Le choix de la localisation des équipements publics futurs peut autoriser certaines « fantaisies », surtout s’il s’avère que l’équipement envisagé ne sera jamais réalisé pour diverses raisons.
Par délibération du conseil municipal, un « espace réservé » (pour l’extension du garage municipal) est inscrit sur le document d’urbanisme (PLU) de la commune, en face du garage existant. Quelque temps plus tard, un architecte, ami du directeur général des services, se présente et indique qu’il a un projet, en tout point conforme à la politique générale de la commune, qui pourrait être réalisé sur cet emplacement réservé. Bien entendu, il y ajoute une opération de construction immobilière. Le conseil municipal est convoqué, on lui présente le projet de l’architecte, il l’accepte.
Se pose alors la question de l’emplacement réservé car le projet ne correspond pas à la destination prévue pour cet emplacement réservé. On adopte donc une modification « mineure » du POS et l’espace réservé est transféré de l’autre côté de la rue. Il jouxte maintenant le garage municipal.
Quelque temps après, le conseil vote l’extension du garage municipal. Cette extension est réalisée sur l’emplacement réservé voisin : l’intérêt général de l’opération est évident. L’espace réservé est supprimé lors d’une autre « modification mineure » du PLU.
Un an plus tard, la municipalité et la politique de la commune changent : le garage municipal coûte beaucoup trop cher, on décide d’externaliser la prestation. C’est alors qu’intervient notre architecte, ami du directeur général des services, qui propose une « belle » opération immobilière sur ce vaste terrain. Le projet est adopté après un lobbying appuyé du directeur général des services.
Curieusement, sa fille pourra acquérir à un prix dérisoire le « logement témoin » entièrement équipé par le promoteur. Plus curieusement encore, le logement acquis par elle (au dernier étage avec vaste balcon) était visitable mais ne l’avait jamais été, toutes les visites s’effectuant dans un autre appartement situé au rez-de-chaussée qui, de ce fait, était, lui, sensiblement dégradé ce qui justifiait la diminution sensible de son prix de vente.
Oui, "curieusement", c'est le mot ! La gratification en "appartements témoins dégradés" est, semble-t-il, une technique souvent employée pour remercier une personne qui "a rendu un petit service"...
Le rapport du SCPC évoque également les risques de corruption de la
vie politique locale liée à ces lois: certains élus n'hésitent pas à
faire classer les terrains de leurs opposants politiques en zone
inconstructible. J'ai moi même connu en région parisienne un candidat
centriste d'opposition à un maire issu, disons, d'un parti
idéologiquement très peu respectueux du droit de propriété, victime de
ce genre d'agissements. Après quelques temps de procédures judiciaires,
le tribunal administratif du coin l'avait rétabli dans son bon droit,
mais ce n'avait pas été simple. Et le maire en question n'a visiblement
pas été condamné à titre personnel, donc les éventuelles pénalités ont
été assumées par le contribuable. Pourquoi se priver d'essayer dans ces
conditions ?
Plus subtil (et également mentionné par le rapport du SCPC): une
municipalité peut placer, à proximité d'un quartier "ennemi", un
"emplacement réservé" pour installer une aire d'accueil des gens du
voyage, ce qui a pour effet immédiat de faire chuter de 30% et plus la
valeur des biens environnants. Et bien sûr, les acheteurs qui se
présentent alors savent que l'emplacement en question sera supprimé
lors de la prochaine révision du PLU, la municipalité n'ayant jamais eu
réellement l'intention de créer cet équipement à cet endroit : par ici
les bonnes affaires !
Le rapport du SCPC note en outre que la charge de la preuve est très difficile à établir, et que rares sont les affaires qui entrainent des condamnations au pénal : les tricheurs tendent à nourrir un sentiment d’impunité dont on dira prudemment qu’il n’encourage pas le civisme.
Etendue du désastre
Lors du colloque d’Aix, j’ai posé au représentant de l’état "la" seule question qui compte : le phénomène décrit était-il anecdotique, endémique, ou "entre les deux" ? Après les précautions d’usage indiquant qu’il n’était pas mandaté pour jeter l’opprobre sur l’ensemble des élus et des fonctionnaires, il indiqua que selon les données du SCPC, "le phénomène n’était ni anecdotique ni endémique, mais que la minorité de municipalités "à problèmes" ne pouvait plus être considérée comme marginale, avec de très fortes disparités géographiques". Notamment, certaines régions de l'est où la tradition de rigueur est encore prégnante, sont moins enclines au phénomène. Les zones à dominante rurale, où l'enjeu foncier est moins fort, et où "tout le monde connaît tout le monde", rendant plus difficile la dissimulation d'enrichissements inexplicables, sont également beaucoup moins touchées.
C’est alors que Me Bouyssou et Me Boitel, qui n’ont pas le même
devoir de réserve, affirmèrent de but en blanc : dans le sud de la
France, oui, le phénomène est endémique. Et de raconter quelques
anecdotes… croustillantes (et totalement "anonymisées", bien sûr).
Plusieurs professionnels de l’immobilier dans l’assistance témoignèrent alors des tentatives "d’approche" dont ils avaient fait l’objet. Ceux qui témoignent affirment généralement ne pas travailler avec ces municipalités, quoiqu’il leur en coûte, et se recentrer sur les marchés où la municipalité est propre. Si c’est exact, c’est tout à leur honneur. Mais tous n’ont pas autant de scrupules, ou ne peuvent tout simplement pas se les permettre.
La corruption, facteur d'immobilisme législatif ?
Ainsi, à l’issue d’une des conférences que j’ai données dans le cadre de la présentation de mon livre, une personne d’une bonne soixantaine d’années vint me voir, en me soulignant combien j’étais encore en dessous de la réalité en matière de corruption liée à l’urbanisme. Cette personne venait de prendre sa retraite, après toute une carrière dans la promotion immobilière (du moins s'est il présenté ainsi), et il semblait heureux de vider enfin son sac. Je résume en substance son propos tenu autour d’un bon repas, avec toutes les précautions qu’imposent le reporting d’une conversation très polémique, non enregistrée, et vieille de plusieurs mois.
En plus de 25 ans dans la construction de programmes de logements neufs, principalement en collectif, dans la région parisienne, j'ai dû parfois "arroser" pour débloquer un programme. Attention, pas partout, c'est, disons, une "minorité importante" de communes où cela se passe comme cela. Et ce ne sont pas forcément les maires. En fait, les personnes qui "profitent" sont parfois à rechercher du côté de certains adjoints ou de "la bonne personne" influente au sein des services techniques, même si le conseil municipal est bien tenu.
De droite ou de gauche, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Certains marchent au sexe, d’autre aux honneurs, d’autres à l’argent, d’autre à un peu de tout à la fois… C'est indépendant de la couleur politique.Les textes opposables sont tellement nombreux que quel que soit le projet présenté à l’approbation de la commune, il est possible de trouver une règle mal suivie justifiant la suspension du projet.
Alors la question est la suivante : si j’ai une opération de 100 logements, pour un Chiffre d’Affaires prévisible de 30 Millions d’Euros, qui peut être retardée de deux ou trois ans si je ne paie pas, avec tous mes frais de structure qui tournent et l’argent qui ne rentre pas ; mais qu’au contraire je peux la débloquer en moins d’un an en versant 1 à 2% de la valeur du programme à celui qui le demande pour le débloquer, qu’est-ce que je fais ? J’ai un patron, qui a lui-même des actionnaires, qui ne peuvent pas se permettre de perdre de l’argent, alors que peut être mes concurrents, si j’ai des scrupules, pourront monter des opérations qui rentreront en compétition avec les miennes. Alors il est plus rentable de payer.
Et que l’on ne vienne pas me dire que je suis un pourri : si je ne paie pas, ce sont des dizaines de logements qui arriveront plus tard sur le marché, au détriment des familles qui cherchent à se loger, ce qui fera encore monter les prix. Sans parler des salariés de ma boite qui peuvent perdre leur boulot si l’argent rentre mal. La corruption, elle vient d’abord de ceux qui ont un pouvoir presque mortel sur notre activité en accordant ou refusant des autorisations…
Pour être exact, j'apporte ici un bémol: il y aussi des entrepreneurs malhonnêtes qui n'hésitent pas à menacer physiquement des élus ou des fonctionnaires qui s'obstinent à faire respecter honnêtement la loi. Il n'y a donc pas que des "bons" d'un côté et des "méchants" de l'autre. Mais terminons en avec la confession de notre constructeur:
Bien sûr, tout cela se paie : le bakchich, il faut bien l’intégrer dans les coûts. Mais il y a une telle pénurie de logements que même avec ça, les nouveaux programmes partent comme des petits pains. Bien sûr, les familles modestes sont exclues du marché, mais les responsables de cette situation, "plus ils en croquent, plus ils s’en moquent", quoiqu’ils en disent officiellement.
Ceux qui sont corrompus savent d’où vient leur bonne fortune. Ce seront ceux qui feront le plus de bruit, avec les meilleures raisons du monde, si vos propositions de libération foncière arrivent à intéresser nos politiciens. Environnement, architecture, paysage, "plan local de l’habitat"… tout sera bon pour discréditer votre idée.
Mais sans vouloir vous vexer, je ne crois pas que vos idées puissent franchir le cap du succès de curiosité. Trop de gens ont intérêt au système actuel, trop d’élus importants ont été d’abord des élus locaux qui ont participé à ce genre de combine. Vous reparlerez encore de la pénurie de foncier et de logements dans 10 ans.
Voilà qui ne peut guère rendre optimistes ceux qui veulent vraiment en finir avec la crise du logement et avec la multiplication des SDF qui se comptent maintenant en centaines de milliers. Mais vous comprendrez qu’il me renforce dans ma conviction que le choix de bâtir ou non sur un terrain doit être d'abord l’affaire du propriétaire, pas de l’élu local ou de ses employés.
Pour la première fois, un président de la république en exercice a évoqué dans un discours récent (Vendeuvre les Nancy, en décembre 2007) le problème de l'étranglement foncier comme un des points majeurs à résoudre pour en finir avec la crise du logement. Espérons que, contrairement aux prophéties énoncées plus haut, cette idée se traduira rapidement dans la loi (*), bien au delà du simple "succès de curiosité". Tant les familles modestes que l'éthique de notre vie démocratique ont tout à y gagner.
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(*) situation début 2010: eh non, toujours rien à l'horizon ! paroles, paroles, paroles...
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