Je découvre, avec ce roman, la collection dirigée par Jean-Noël Schifano, « CONTINENTS NOIRS », qui souffle, cette année, ses dix bougies. Mais peut-on parler de roman ici tant le livre s'apparente davantage à mes yeux à un récit ?
Il s'ouvre sur les interrogations d'un homme de foi guinéen, Mamadou Galouwa, surnommé l'imam Fatwa. Il vieillit et s'inquiète de la « concurrence » d'un autre chef religieux musulman, plus jeune. Il lui faut absolument retrouver du prestige auprès des autres villageois. Mais comment faire lui qui n'a pas effectué, comme tout membre de l'oumma en a pourtant l'obligation, le hajj, le pèlerinage à la Mecque ?
C'est là qu'intervient un autre personnage : Ladji Oumarou. Il propose à Mamadou Galouwa un billet pour la ville de naissance de Mahomet en échange de sa fille, Hèra, jeune adolescente de quinze ans.
Séduit par la perspective d'aller voir de près la Kaaba, l'imam s'inquiète pourtant de laisser sa fille à un homme dont il se méfie. Il convoque alors Hèra, la met au courant des termes du marché qu'il refuse parce qu'il a d'autres perspectives pour elle. Il l'oblige à partir pour Conakry, travailler chez un certain Bouna, qui tient une auberge. La petite, selon le père, sera employée en cuisine.
C'est là que les ennuis commencent pour l'adolescente car Bouna va vite faire tomber le masque et révéler sa vraie personnalité :
Chaque homme est au moins trois personnes, dit le cordonnier : celle que les autres voient, celleS que lui-même voit et celle qu'elle est en réalité.
Car si l'aubergiste a promis d'honorer la volonté de l'imam selon laquelle sa fille doit rester vierge, il n'a pas pour autant juré de ne pas souiller son corps par d'autres moyens.
Pendant une semaine, Bouna badigeonna de teinture d'iode et de pénicilline le sexe d'Hèra. Il songea qu'en lui interdisant cet accès l'imam l'autorisait implicitement à se servir de l'autre passage. Alors il commença à lui masser l'anus avec de la vaseline et à lui enfoncer un doigt puis des objets plus gros.
Hèra devient un véritable objet sexuel pour les clients de l'établissement. Dans ce cauchemar, elle fait la connaissance de Maciré, autre esclave de Bouna avec qui elle a eu une petite fille, Fatoumata. C'est d'ailleurs cette dernière qui sera à l'origine – je ne veux pas en dire trop – d'un des nombreux rebondissements.
Il est bien difficile de s'extraire de la lecture de ce livre tant il se passe de choses ici. Il faut rendre hommage à Libar M. Fofana pour ses descriptions extrêmement naturalistes d'un pays d'Afrique où le poids de la tradition, le qu'en-dira-t-on, semblent des totems intouchables. L'auteur questionne de façon directe, parfois crue, le poids de la religion, la place de la femme dans la société, le sexe. J'ai particulièrement apprécié ce regard de l'intérieur qui n'appelle ni commisération ni misérabilisme. Il n'y a pas d'artifice. Un fait est un fait pour cet écrivain qui a fui la Guinée alors que son père croupissait en prison.
De prison il est aussi question dans ce livre. Et vous verrez pourquoi en le lisant. Car Hèra est avant tout une guerrière qui n'accepte pas le déterminisme. Il lui en faudra de l'énergie pour affronter la mort d'une amie, le combat avec Yarie - la sœur de Bouna – et les a priori d'un autre personnage-clef de cette histoire : Morlaye.
N'étant pas – loin s'en faut – un spécialiste de la littérature africaine, j’ai été enchanté par l'écriture à la fois colorée, parfois naïve et en même temps extrêmement crue de Libar M. Fofana. On rit aussi en lisant cette histoire, en particulier quand Yarie, qui tente de reprendre l'auberge de son frère, se voit contrainte de quitter les lieux sous la pression d'hommes et de femmes particulièrement bruyants.
Formidable message d'espoir Le diable dévot me semble être une très belle façon de commencer une nouvelle année littéraire. Car sa lecture donne de l'énergie pour les trois cents et quelques jours restants de 2010.
Je vous avais déjà parlé, ici-même, d'un précédent roman de Pascal Garnier, dont je conserve un souvenir mémorable : Lune captive dans un œil mort – décembre 2008 -. L'auteur se rappelle à notre bon souvenir avec ce nouvel opus qui, une nouvelle fois, décoiffe.
C'est l'histoire d'un couple qui prend la route. Il s'appelle Marc. Elle s'appelle Anne. Elle est, depuis longtemps semble-t-il, internée au Perray-Vaucluse, pavillon 4. Et si son père l'a arrachée pour quelque temps à son environnement c'est parce qu'il juge qu'un peu d'air frais lui – leur ? - ferait du bien, malgré les risques :
Pendant des années, elle avait essayé de le faire craquer, elle lui avait tout fait, sans jamais parvenir à ébranler l'impassibilité monolithique de ce père aussi lisse et vertical qu'une glace d'armoire.
Mais où partir ? Loin, de préférence. A Villa O'Higgins, tout là-bas, à l'extrême-pointe de la Terre de Feu ?
Loin... Il n'y avait jamais été. Il se demanda à quoi ça pouvait ressembler. A rien, sinon, ça ne serait pas si loin. Loin, tout est différent, incomparable, une découverte de chaque instant.
De grand loin, il n'en est pas question. Ce sera plutôt le Touquet. Dans un premier temps. Cela devrait permettre à Anne de croiser à nouveau d'autres humains. A l'hôtel, le père regarde sa fille et l'écoute parler. Il l'entend dire crûment qu'elle a envie de faire l'amour avec Désiré, le barman de l'hôtel où ils sont descendus.
Plus tard il y aura une autre rencontre. Avec Zoltan.
Je, Zoltan, Hungaria
Car le voyage se poursuit. Direction Agen, via Limoges. A chaque fois, Marc s'enfonce un peu plus pendant qu’Anne prend l’ascendant. Et puis il y a ces choses qui se produisent, qui n'ont l'air de rien : la blessure de Marc avec une statue qui provoque une paralysie temporaire, la disparition d'un citoyen hongrois.
Pascal Garnier excelle dans la description d'une mécanique qui s'enraye sans que l'on ne sache vraiment quand tout cela commence. Il y a une montée progressive du péril. Tout commence de façon banale avec cet homme, Marc, qui a perdu sa femme et vit avec Chloé, sa nouvelle compagne ...
Chloé n'était pas dans le casting, il n'y avait aucun rôle pour elle, pas même au téléphone.
... et tout se grippe progressivement.
J'aime le climat angoissant, souvent cynique de cet auteur qui, à mon sens, trouve toujours de quoi faire un clafoutis littéraire avec deux queues de cerise. Car honnêtement, mettre en scène un road-movie avec deux personnages – pardon, trois avec le chat Boudu – dont l'action se déroule entre le Pas-de-Calais et le Lot-et-Garonne avec des personnages qu'en apparence rien ne distingue de leurs semblables, peut paraître d'une banalité confondante.
Seulement voilà, Pascal Garnier sait mettre les bons ingrédients là où il faut et transformer un petit livre en un grand dont le goût reste longtemps en bouche.
Enthousiasmé par la lecture de Le Grand Loin, j'ai voulu lire un autre roman de Pascal Garnier.
Paru au mois de mars dernier, L’A26 est encore une histoire de couple.
Yolande peut avoir entre vingt et soixante-dix ans. Elle a le grain et les contours flous d'une vieille photo. On dirait qu'une fine poussière la recouvre. Il y a une jeune fille dans cette carcasse de vieille femme.
Son frère, Bernard, est employé de la SNCF :
C'est un homme d'une cinquantaine d'années. Il a le visage de quelqu'un à qui on demande un franc, l'heure, ou un renseignement dans la rue. En passant derrière sa sœur, il l'embrasse sur la nuque : « Bonsoir » et va s'asseoir face à elle. Il croise les doigts, fait craquer ses jointures avant de déplier sa serviette. Il a le teint jaune, des poches violacées sous les yeux. Ses cheveux plaqués sur le côté portent l'auréole de la casquette imprimée tout autour.
En quelques pages seulement, Pascal Garnier plante le décor. Un terme qui prend en compte les personnages tant ces derniers semblent se fondre dans leur environnement. Un environnement où l’ennui semble être la chose la mieux partagée.
Voyez donc Yolande qui regarde le monde à travers sa fenêtre. Elle est cloîtrée chez elle et elle n’accepte que son frère entre ses quatre murs. Environnement fermé, individus emprisonnés en eux-mêmes. Comment ne pas s’ennuyer ici à mourir ?
La mort, justement. Elle est omniprésente. Bernard n’en aurait plus que pour trois mois. Est-ce pour cela qu’il tue ? C’est d’abord Maryse, une auto-stoppeuse, qui trépasse. Plus loin, ce sera Irène. Et puis, il y a le décès d’un gamin, qui voulait déposséder Bernard de son portefeuille. La mort, on n’en parle pas. Tout est caché. Il y a du Claude Chabrol chez cet écrivain, même si ce dernier semble moins s’intéresser aux bourgeois.
Malgré leurs vices, les personnages de L’A26 vivent ensemble. Outre Yolande et son frère, il y a Jacqueline, l’amie de toujours de Bernard qui a épousé Roland avec qui elle tient un café. On se dit alors qu’ils ont quand même de l’intérêt les uns pour les autres. Mais tout ceci n’est qu’un leurre. Les apparences sont trompeuses :
Elle (Yolande) s'en fout, elle s'en est toujours foutue de tout ce qui n'était pas elle. On ne peut pas parler d'égoïsme, elle n'a jamais eu conscience des autres. Des figurants, tout au plus, son frère y compris. Quand elle est rentrée à la maison, le crâne rasé, pour ne plus jamais en ressortir, elle avait l'air soulagé, un visage de jeune nonne, sereine. Ils ne voulaient plus d'elle, elle n'avait jamais voulu d'eux. Les choses enfin étaient claires, en ordre, chacun chez soi. Elle n'a jamais souhaité autre chose que cette vie de chat, flatteries et nourritures. »
Là encore, la face cachée des personnages se révèle progressivement. Et on réalise combien ce qui est enfoui n’attend qu’une étincelle pour faire exploser le tout.
Remarquable roman qui décortique avec brio l’âme humaine dans ce qu’elle a de pire. L’art de cet écrivain consiste à ne pas nous montrer cette horreur avec de grandes tirades. Non, Pascal Garnier est un pro du détail. Le détail qui explique tout. Le détail qui tue. Et
- Non mais regarde-toi ! avec ton gros bide qui déborde de partout, ta langue pâteuse et tes yeux de veau ! Ah, il est beau le footballeur !
- Je t'emmerde ! Tu t'es regardée toi, avec tes nichons gants de toilette et tes tifs serpillière ? T'arriverais pas à faire bander le dernier des bicots qui bosse sur le chantier. T'es vieille, ma vieille, t'es moche et tu sens l'eau de vaisselle.
On a envie de les passer par les armes ces deux-la. Et quand ils commencent à s’en prendre l’un à l’autre, on boit du petit lait. On aurait presque envie de les titiller, de les liguer encore plus l’un contre l’autre. Quel horrible sentiment, pensez-vous ? Sans doute.
La fin est encore un feu d’artifice. Une fin qui donne envie d’autre chose, envie d’un ailleurs. Et cette phrase est comme annonciatrice de son dernier opus :
C'est tellement grisant le grand loin. Peu importe où l'on va, on y arrive toujours.