" M. Osmand enseignait le français et très occasionnellement, le latin, dans la petite
école crasseuse, aussi modeste que dénuée d'ambition, où j'allais en classe. Il était là depuis de nombreuses années, mais j'avais déja quatorze ans lorsque je devins son élève, armé de ma solide
réputation de cancre. Jusque-là, je n'avais pratiquement rien appris. Je savais ( tout juste ) lire, mais quoique ayant assisté à des cours d'histoire, de français, de mathématiques, je n'avais
assimilé de ces sujets qu'une connaissance minime. Quand je me rendis compte enfin qu'on avait simplement renoncé à m'enseigner quoi que ce soit, je compris mieux que par les sermons des
magistrats, mon état d'épave, et ma colère, mon sentiment d'injustice s'accrurent. Car mon désespoir naissant s'accompagnait de l'idée torturante que malgré tout, j'étais intelligent, que j'avais
un cerveau, même si je n'avais jamais voulu m'en servir. J'étais capable d'apprendre des choses, mais c'était trop tard maintenant et personne ne me le permettrait. Vint M.Osmand qui
posa sur moi un regard calme. Il avait les yeux gris. Il m'accorda toute son attention.
Je soupçonne que de nombreux enfants sont sauvés par des saints et des génies de ce genre. Pourquoi la richesse n'est-elle pas assurée à de tels êtres par la société reconnaissante ?
Comment au juste se produisit le miracle, c'est une autre histoire dont je ne me souviens pas très clairement. Mon esprit s'éveilla soudain. La lumière entra à flots. Je me mis à apprendre. Je me
mis à vouloir exceller dans un domaine nouveau. J'appris le français. Je débutai le latin. M. Osmand me promit le grec. La capacité d'écrire couramment une prose correcte en latin commença à
m'offrir une échappatoire ( peut-être littéralement ) à la prison, m'ouvrit juste à temps des perspectives plus grisantes, plus glorieuses que je n'avais jamais su en rêver jusque-là. Au
commencement fut le verbe. Amo, amas, amat me servit de Sésame, ouvre-toi ; " apprendre ces verbes d'ici vendredi " fut l'essence de mon éducation ; peut-être que cela constitue
d'ailleurs , mutatis mutandis,l'essence de toute éducation. J'appris aussi, bien entendu, ma propre langue, demeurée jusque là idiome étranger dans une certaine mesure. J'appris de M.
Osmand comment écrire la meilleure langue du monde avec précision, clarté, et pour finir, une élégance sans faiblesse. Je découvris les mots, et les mots firent mon salut. Je n'étais pas un
enfant de l'amour, sinon dans une acception très altérée de ce terme ambigu. Je fus un enfant du verbe. "
Iris Murdoch : " Un enfant du verbe " Gallimard 1979
http://www.librairie-compagnie.fr/irlande/auteurs/m/murdoch.htm