L’attente frêle*
Dans les tout derniers jours de décembre 2009, Antoine Emaz
a publié Jours/Tage, aux excellentes
Éditions en Forêt/Verlag Im Wald ; éditions dirigées par Rüdiger Fischer,
qui fait un travail remarquable de passage
(entre poètes français et poètes allemands, notamment).
Voici donc une édition bilingue et pour le lecteur français, davantage habitué
à l’inverse, l’occasion d’une expérience très intéressante, lire la traduction
en langue étrangère d’un poète français.
Il se peut qu’ici cela accentue l’effet que l’on ressent en lisant les poèmes
d’Antoine Emaz, celui d’une familière étrangeté et d’une très fine et subtile
mais profonde déstabilisation.
Le livre est constitué de plusieurs courtes séries, cinq ou six poèmes pour une
seule date, en une petite quinzaine d’étapes, comme autant d’arrêts dans le
temps. Avec souvent un thème dominant, reflet du visage dans une vitre, peur, mère,
mort. Avec aussi, constante, comme une petite insistance, un refus de laisser le terrain au gris, au vide, au
rien, pourtant très présents, auquel on se confronte, jusqu’au malaise souvent.
Les mots, à distance parfois sur la page, semblent tisser une sorte de piège,
un réseau. Ainsi de molle, fouaille, comble (7), comme des grumeaux dans le tissu du gris. Parfois un
verbe clôt le poème, « on comble », « ça revient ». Il y a
une posture de constat. On est là, on regarde, on fait un constat, la plupart
du temps froid et dur. Il s’agit de mettre en face la vie et son travail de
« treuil deuil » dans « la colle du réel ». Chez Emaz, le
réel est à la fois collant et fuyant. Collant parce que trop près, impossible à
appréhender. Fuyant, parce qu’il s’évanouit dès qu’on se focalise sur lui.
Alors, ce qui est donné à lire, c’est la lutte, sans aucune illusion, une lutte
lasse, une lutte sans cesse au bord de cesser mais qui néanmoins continue,
ahanant, s’arrête et reprend : « le poème tangue là dans le doute de
laisser faire ou bien d’encore parler charcuter la langue ». Le poème naît
très exactement là, dans ce refus, dans ce désir de rester à la « table
ancre enclume », à dresser un « paysage de poche », en
s’accrochant aux mots (ancre) et en les pliant à sa tentative de dire (enclume).
Même si « les mots bougent peu / ils vibrent/on les déplace
doucement ». Dans ces quelques mots, toute la tentative d’Emaz sans doute.
Avec son attention de toujours aux mots simples, un soin même du mot simple, on
le déplace doucement, on le sait
fragile et malade. Et toujours « même pas peu / moins / pas rien »
(123) : c’est dans ce minuscule espace entre moins que peu et un peu plus
que rien que tout se joue, que s’écoute cela qui parle, très bas « quoi
insiste / dans l’écart // sa transparence de vitre. »
On continue même si « le poème bouge les mots / pas les lignes de
force », il ne faut pas renoncer, ne serait-ce que parce qu’« on
réduit déjà tant / les morts / à leur seul nombre » : apparition
ici très discrète, presque subliminale, de l’actualité, de la violence du
monde, des attentats.
On note aussi le jeu constant du vide et du plein et surtout une extrême
porosité de la conscience. Il y a un envahissement perpétuel par le dehors, une
intrication constante du dehors et du dedans, avec une spatialisation des
affects « sur le devant de la tête » (13) ; et ces images
« comme un papier peint dans la tête », avec « un bruit de rien
sur les mots/crevés comme des pneus. » (17). Ou encore les murs « ces
murs dehors /on les retrouve dedans. »
Pourquoi cette parole simple, dénuée d’artifices, touche-t-elle si
profond ? C’est l’énigme de cette poésie, une énigme que l’on peut creuser
à partir d’un texte de la page 31 : « sensations mortes restées vives
// corps armoire où s’entassent/les vieux draps lourds pas housses / brodés
interdits / en lit médicalisé ». Il y a dans ces quatre derniers vers une
concentration extrême du réel extérieur, du ressenti et des souvenirs
accumulés, personnels et impersonnels, une sursaturation d’affects. De
l’armoire du corps, on glisse aux draps (housse, pas housse, le temps jadis),
draps brodés (le jadis encore, allusions à la mère, à l’enfance, aux
aïeules ?), puis au lit médicalisé et, on le suppose, le dépit de la mère
de ne pouvoir apporter, là, ses draps chéris. Le temps joue (a du jeu) dans
cette strophe, constamment d’avant en arrière et l’identité fluctue de même,
celle de la mère, celle de l’auteur. On peut noter au passage l’extraordinaire
aptitude de cette poésie-là à rendre l’emmurement des personnes âgées.
Le deuil traverse les pages, mais en passager, comme il traverse les jours. Il
y a une extrême honnêteté morale et intellectuelle chez Antoine Emaz. Il ne
triche pas avec les faits, ni avec ses pensées. Il dit ce qui est,
l’ambivalence qu’il éprouve envers sa mère, il ne pare pas, il n’embellit pas,
il ne truque pas : « c’est dit fait clos » (89). Ou encore
« Rien d’imaginé / tout est » (105). Rien de projeté, d’imaginé, mais
du senti, du ressenti, éprouvé mais pas interprété.
Ce qui n’empêche pas parfois des formulations très fortes comme ce « jour
n’en finit pas de s’éteindre / sous la cendre » (77). Et ce « de
toutes façons / pas de rechange à vivre. » (117) qui pourrait presque
devenir une expression courante dans la conversation entre humains.
Ceux qui ont une connaissance, même modeste, de l’allemand, pourront essayer
d’approfondir leur perception des poèmes par la transcription qui en est donnée
par Anne-Sophie Petit et Rüdiger Fischer. Et augmenter leur chance sans doute
d’éprouver ce qu’Antoine Emaz nomme un « bougé de langue sans mots ».
Contribution de Florence Trocmé
Antoine Emaz
Jours/Tage
Traduction en allemand de Anne-Sophie Petit et de Rüdiger Fischer
Éditions en Forêt / Verlag Im Wald
12 €
*EXTRAIT
même pas un peu
moins
pas rien
un battement de cœur qui dure
l’attente frêle
cette tension
affût
quoi insiste
dans l’écart
sa transparence de vitre