J’avais commencé de lire ce livre il y a quelques mois. Et puis, d’autres l’avaient recouvert. « L’invention de la Vénus de Milo » de Takis Théodopoulos (Sabine Wespieser éditeur) est pourtant une perle rare. Et il a fallu que je reste quelques jours en Grèce en adoptant avec des amis la géographie singulière d’un pays que j’avais trop vite traversé durant les voyages précédents, pour que je comprenne pourquoi il fallait que je l’extraie de la pile et que je le termine.
Ce pays est d’abord lié aux Balkans. Il reste toutefois en forte relation avec ses enclaves caucasiennes. Jason et les Argonautes ont franchi ce Pont-Euxin, mer amicale et bien d’autres Grecs sont partis à leur suite vers l’Adjara au climat enchanteur, pour en revenir meurtris, dans l’exil d’un territoire passé dans l’Empire soviétique. Bien d’autres enlèvements d’Europe ont été ainsi vécus dans la douleur, après le rapt de la déesse. Et ce pays regarde finalement très peu l’Occident, avec raison si on en juge son histoire, d’où notre oubli coupable.
Je me suis approché des espaces qui séparent l’espace grec d’aujourd’hui de celui de la Turquie par trois fois. La première fois en 1974, dans l’été où la guerre commencée à Chypre laissait place à tous les débordements de haine anti-hellénique, à Istanbul. Puis en 1991 dans les replis des routes de la soie, passant des querelles récentes de frontières à la relecture d’une activité partagée où les savoir-faire des métiers textiles, de l’élevage des vers à la vente du tissu, dépassaient les clichés véhiculés sur la domination ottomane. Enfin, en 2001, vue de Mytilène, la côte asiatique semblait bien proche et laissait s’échapper une vérité bicentenaire sur les enjeux européens des flottes françaises et anglaises, tandis que les édifices de la Banque ottomane semblaient toujours régler les mouvements commerciaux de Lesbos. Les Dardanelles si proches nous parlent encore aujourd’hui de guerres et de contrôle des détroits.
Je suis pourtant resté jusqu’à maintenant bien loin des Cyclades et c’est sans doute pourquoi ces derniers jours mes amis et leurs invités m’en ont tant fait briller les beautés antiques.Dans ces Cyclades là, Milos vient donc me hanter.
Si on consulte l’encyclopédie Wikipedia, on trouvera toute l’histoire de la déesse issue par inadvertance de la terre d’un champ d’une île grecque. On devinera même entre les lignes un enjeu politique. Et si on possède quelques repères historiques on s’apercevra que cette découverte, cette « invention » revendiquée par plusieurs royalistes qui l’offrirent à Louis XVIII, mais qui reste le fait d’un élève officier follement amoureux, au point de confondre son amante de chair avec l’éternité de la sensualité, date de 1830, soit une année avant la grande révolte grecque contre la Sublime Porte.
Parcouru en une dizaine de chapitres par l’écrivain grec, cette froide histoire qui mêle la géopolitique à la diplomatie culturelle et l’histoire de l’art à celle des antiquaires, devient une admirable leçon de mémoire. Elle parle autant de notre oubli aveugle des origines et des mythologies, que de notre vénération des objets capturés et montrés dans les musées, comme les animaux des zoos et les plantes des serres tropicales. Avouons pourtant que ces témoignages d’une société disparue où la vie des champs cohabitait avec les débats des dieux, témoignages épars, devenus icônes, n’ont pas, au contraire des ménageries, perdu de leur attirance. Elle s’est même diversifiée si on en croit le succès des expositions qui font tourner la tête des visiteurs vers ce que des générations de pèlerins ont adoré avant eux, pour s’être imprégnés dans la même globalisation des images, des quelques objets phares qui sont censés constituer le corpus minimum de l’histoire de l’art.
Chaque personnage historique devient ainsi romanesque, pris entre passion humaine et destin remis aux mains d’une déesse qui attendait depuis des siècles de renaître de la terre, comme elle était née dans la légende, de la mer et du sperme d’un dieu émasculé.
« Ils la découvrirent sans la chercher, mais ils la reconnurent d’emblée. Ils ignoraient son existence, mais ils l’accueillirent comme s’ils l’attendaient ». Autrement dit c’est cette sculpture dont le corps attire le désir qui a inventé ces hommes là et s’est jouée de leurs égarements, pour trouver l’écrin d’une admiration universelle dans un musée universel. Ainsi que toutes les femmes que nous aimons le font en nous inventant amoureux.
Peu importe qu’elle soit Vénus ou Aphrodite, simple mortelle sculptée dans le marbre puis fardée de peinture ; grâce au désir de celui qui en avait deviné la forme, comme un hommage à la vivante qu’il vénérait, elle est née pour toujours. Elle est aujourd’hui redevenue nudité pudique et admirable dans le déhanchement qui la met en mouvement, tandis que l’himation que tendaient ses seins, vient cascader sur ses hanches, en dessinant l’esquisse de sa marche, sans l’entraver.
Que l’on médite : « Et tout vient du besoin qu’éprouve la vie d’être en représentation. Une vie, sans cela, se fondrait dans le mélange insipide d’un temps inexistant du simple fait qu’il serait passé. Que serait notre antiquité sans Homère et sans Praxitèle ? Que seraient les antiquités chinoise et indienne sans les ensembles gigantesques qu’elles taillèrent dans la pierre ? Rien de plus que le vague souvenir d’une blessure de boue et de sang, ouverte dans une couche souterraine de l’inconscient et que la conscience de chacun d’entre nous, incapable de l’affronter, va refouler comme la peur suscite par les phénomènes naturels – les tremblements de terre et les grands incendies. Sans le sentiment de l’antiquité, de n’importe quelle antiquité, l’histoire se métamorphoserait en addition de présents insignifiants, aussi insignifiants qu’un enseignement réduit à des cours préparatoires. »