Je regarde la photo de mes grands-parents posée près du tiki en pierre volcanique, sur mon bureau. Image d'un temps marquisien loin de l'ordinateur que j'apprivoise chaque jour et de tous les méandres qu'il symbolise. Progrès nous dit-on. Nous nous éloignons de notre cœur à vouloir progresser. Mais enfin, à ma petite échelle, je tente d'impulser dans mon travail de chef d'entreprise, dans ma vie de femme et de mère de famille, une autre dynamique plus ouverte et critique, moins soumise et disciplinée. Il faut savoir résister quand on sait que le meilleur reste à venir et que le bien nous l'avons gâché à force de faux désirs. Mon grand-père est allongé sur un péué, sorte de natte de feuilles de pandanus tressé, la tête posée sur un coussin à fleurs orange. Il porte la montre que mon père lui a offerte et qui ne lui sert qu'à faire plaisir. Mon grand-père se lève bien avant le soleil, scande sa journée de prières et de travaux dans ses plantations puis la termine au soleil couchant, en buvant du café au lait avec ma grand-père dans l'odeur acre de la lampe à pétrole. Cet après-midi, il regarde l'objectif de cet air hagard qui se soucie peu de plaire. Mon grand-père est un homme de la terre, il sait planter des cocotiers, des ignames et des frangipaniers. Il a posé devant lui les polaroids que mes parents s'amusent à faire de notre famille hétéroclite. Un père de La Rochelle, une mère de Nuku-Hiva et nous, les trois enfants, nous « pélerinons » chaque an jusqu'à Nuku-Hiva pour respirer cet air rude et intense des Marquises. Loin de nos maisons d'Afrique, de nos périples d'enfants calmes suivant leurs parents aventuriers, tout entiers à leur vie adulte. Plus tard je leur saurai gré d'avoir vécu leur travail de pétrolier, leur vie sentimentale, détachés de nous comme si nous formions un sous-groupe de la famille, les enfants, les gosses. Nous avons gagné sans le savoir cette liberté que peu d'enfants ont aujourd'hui, parce qu'ils sont l'avenir de leurs parents, leur équilibre face à l'adversité, leur moralité, leur raison d'être, même. Sur cette photographie prise dans le jardin, ma grand-mère regarde aussi l'objectif. Les mains glissées entre ses cuisses fines, elle porte un pareo bleu à fleurs blanches. Le regard de mes grands-parents est si doux qu'il m'apaise.