de Jean Riopel Paru dans la tribune « libre opinion » du journal Le Devoir.
Le moment est venu de dresser un bilan de la première décennie du XXIe siècle. Je profite de cette surenchère de listes et de palmarès pour souligner l'influence d'un phénomène qui n'est guère nouveau, mais qui a pris un essor sans précédent depuis la date fatidique du 11 septembre 2001.
Le mercenariat puise ses sources dans la foulée des grandes guerres et des démobilisations massives qui leur ont succédé. Le mercenaire est un individu qui a choisi un métier et qui se voit contraint au chômage. Cette industrie traîne son lot de dérives, d'abus et de violations des lois internationales. On peut noter qu'elle a constitué ses principales entreprises dans le contexte de la fin du colonialisme occidental. Le mercenariat traditionnel a d'ailleurs connu ses heures de gloire sur le continent africain, au moment où les multiples avantages des entreprises étrangères concernant les ressources naturelles se trouvaient compromis ou annulés.
Le mercenaire typique est un employé rémunéré pour défendre illégalement les intérêts d'une entité privée au sein d'un État national plus ou moins légitime en matière de démocratie, de droit et de liberté.
Des racines
Il faut examiner certaines tendances qui ont marqué les trois dernières décennies pour bien comprendre l'évolution de ce phénomène.
La doctrine fondatrice du néolibéralisme affirme sans nuance que l'État interventionniste est une nuisance pour le fonctionnement des marchés et un obstacle à la croissance économique. Ces arguments trompeurs servent essentiellement à combattre et à détruire les institutions et les réglementations issues du New Deal.
Le mercenariat militaire et armé troque lentement l'uniforme contre le complet-cravate et l'attaché-case, il remplace l'impact diffus de la violence par l'influence politique de l'argent. L'industrie militaire privée se positionne avantageusement dans ce nouvel échiquier, où les joueurs ne dédaignent pas les zones grises et le double emploi.
Le gouvernement du président George W. Bush est d'ailleurs caractérisé par cette compromission massive des hauts responsables. Les faucons du pouvoir occupent simultanément des positions politiques de première importance et des sièges aux conseils d'administration des entreprises qui mènent d'intenses et nombreuses activités de lobbying auprès de l'État.
À cette époque encore récente, il est parfaitement justifié de vanter les mérites du privé et de dénigrer l'État. Ces nombreux détracteurs sont d'ailleurs bien servis par les élus en poste, qui démantèlent et amputent avec ferveur les sociétés publiques, les services collectifs et les organismes de réglementation et d'inspection gouvernementaux. Le privé en modèle absolu impose la tare des déficits en même temps que la rhétorique sur l'inefficacité et l'incompétence des fonctionnaires. C'est dans cette perspective particulière que nous devons examiner l'impact des attentats commis contre le World Trade Center.
L'industrie de la sécurité
L'échec de l'État est cuisant, la souveraineté nationale a été bafouée et la première puissance s'expose au monde entier, vulnérable et blessée. C'est par une déclaration de guerre que s'ouvre une nouvelle ère de prospérité pour le mercenariat. La guerre contre le terrorisme, les États voyous, l'axe du mal est un terrain fertile pour l'industrie militaire, qui détient déjà une large part au sein du PIB des États-Unis.
Dans la foulée des attentats, un nouveau secteur se développe: l'industrie de la sécurité et son arsenal de peur et d'angoisse, qui mise essentiellement sur l'insécurité pour accélérer sa croissance. Ainsi, avec la puissance redoutable de ses arguments explosifs, l'industrie de la sécurité profite d'un marché bien plus vaste que sa jumelle armée, qui doit pouvoir compter sur le déclenchement de conflits pour prospérer. L'industrie de la sécurité agit partout et dans de nombreux aspects de la vie courante, elle se positionne d'abord comme fournisseur de technologie, avec le lucratif marché de la surveillance.
À l'ère de la convergence et de l'intégration verticale, les deux industries concernées opèrent en parfaite synergie. La première, offensive, militaire et armée, propage la haine et l'instabilité, et la seconde, défensive, vitale et omniprésente, gagne des points chaque fois que la terreur aveugle du terrorisme se manifeste. Les décisions politiques qui conduisent à des guerres et à des invasions illégitimes prennent ici une importance sans précédent.
Et les causes?
Je suis profondément préoccupé par la place grandissante du secteur privé dans le domaine stratégique de la défense nationale. Le cas des États-Unis est probant, avec les bavures et le nombre de mercenaires et d'entreprises privées qui agissent en Irak, en plus du désastre humain et financier laissé dans le sillage de l'ouragan Katrina. Je suis profondément préoccupé par le gigantisme de ces industries menaçantes et par les sommes astronomiques qui sont en jeu. Voilà pourquoi je m'inquiète chaque fois que survient un nouvel attentat terroriste, qu'il soit raté ou réussi.
Je suis conscient que ces menaces, qui surgissent avec une redoutable régularité, alimentent la peur et l'insécurité. Je suis conscient que ces coups d'éclat de terreur et de folie nous concernent tous.
Mais, en même temps, je me demande pourquoi nous ne sommes jamais préoccupés ou interpellés par les causes de toute cette haine, de toute cette violence. Autant de raisons et d'occasions qui profitent à une industrie qui s'alimente à même la richesse collective et qui prospère au détriment de la justice sociale, de la liberté, de la paix mondiale et de la démocratie.
Source Le Devoir.