Reggae Culture 3: People get ready

Publié le 04 janvier 2010 par Etienne Martin

Every time I call
You tell me that you soon come
I call you on the phone
You tell me that you soon come
Peter Tosh - Soon Come



The Harder They Come (musical)

Salut à tous et bonne année 2010 !!

Oui, bon, je sais, j'ai pris un peu de retard dans la série des articles sur la culture Reggae, mais bon c'est finalement la bonne occasion d'illustrer un concept fondamental de la culture jamaïquaine: Soon Come... On est pas pressé, il suffit juste d'attendre (un peu) ! :-)

Pour ce troisième article, après avoir vu les début des sounds systems, puis l'émergence du Ska durant la période de l'indépendance, on va maintenant parler de la période charnière entre le Ska et le Reggae, le Rocksteady. Nous verrons comment une musique lancinante et syncopée est venue supplanter le Ska, portant à la fois des paroles romantiques et aussi de contestation sociale.

Le rocksteady sera aussi l'occasion d'introduire les changements majeurs de la société jamaïquaine, influencée en cela par son époque, qui aboutiront, à l"aube des années 70, à l'émergence d'une musique proprement jamaïquaine, le Reggae..



Les origines


Alors que le Ska est la musique à la mode dans les années 60, une demande pour des titres plus lent se fait petit à petit sentir dans les soirées et sound systems.

Il s'agit alors de se reposer des danses ska dont le tempo rapide fatigue les participants. Il s'agit aussi d'inviter à la danse des partenaires, ou encore de laisser les plus âgés danser. Ainsi, les sound systems avaient en général un moment dédié à la musique lente, les "slow" comme on pourrait dire de nos jour, baptisé la "midnight hour".

Les disques joués pendant la midnight hour sont, dans un premier temps américain, avec, par exemple, Sam Cooke, la grande vedette montante de la musique black aux USA, assassiné lamentablement lors d'une altercation au caractère raciste en 1964...



Sam Cooke - Only Sixteen (1959)

Ces moments devenant un succès, on voit alors émerger un style de danse spécifique des midnight hours, une danse chaloupée et lente, suivant le tempo de la musique. Une histoire raconte en particulier qu'un caïd de Kingston, prénommé Bubsy était celèbre pour cela. Lorsque la midnight hour commençait, il se levait de son siège et allait de trémousser sur la piste dans un balancement régulier. L'histoire raconte que ce balancement régulier, littéralement Rock Steady, aurait été à l'origine du terme...



En tout cas une chose est sûre: le rocksteady se développe dans un premier temps comme une danse, celle des midnight hours, vers les années 1963-1964. Par la suite, dans la tradition des sound systems jamaïquains, les producteurs, voyant le succès de ces morceaux, se mirent alors à en produire eux-même et, naturellement, la musique alors produite prit aussi le nom de rocksteady.



Alton Ellis - Rock Steady

De plus, toujours dans la tradition des studio d'enregistrements, les producteurs cherchent à identifier et reprendre le plus vite possible tous les titres qui peuvent potentiellement être des hits, souvent au plus grand mépris du copyright original... Ainsi, Procol Harum sort son mega-hit Whiter shade of Pale pendant l'été 1967, et la reprise par Alton Ellis est deja présente sur son album Sings Rock and Soul, parut la même année chez Studio One.. Au passage, vous pouvez admirer le style 60s du clip original, version scopitone, des Procol Harum.. :-)



Procol Harum - Whiter shade of Pale



Alton Ellis - A Whiter Shade of Pale

Cependant, les musiciens ne se contentent pas de copier la musique américaine d'origine. Sur le plan musical, l'innovation est palpable. Tout d'abord, l'accentuation des temps change complètement. Au lieu d'accentuer les temps 2 et 4, à la manière d'une marche militaire, les musiciens de Rocksteady se mettent à accentuer les temps 1 et 3, donnant, justement, une impression d'évolution chaloupée tout à fait caractéristique.

La place de la basse change aussi radicalement. Alors que dans le Ska la basse marquait les temps, la basse de Rocksteady est complètement modifiée, et suit sa propre partition, évoluant alternativement sur les temps, les contre-temps, créant ainsi des espaces rythmiques, aussi appelés syncopes, dans lesquels de nouvelles innovations vont alors pourvoir s'insérer. Le passage de la contrebasse aux premières basses électriques est aussi au centre de ce changement, permettant un jeu plus souple qui s'entend toujours, grâce à la magie de l'amplification électrique.



The Sensations - Lonely Lover

Ainsi, le ralentissement du tempo et l'apparition de syncopes rythmiques laissent alors la place à des expressions musicales nouvelles. Les cuivres, fortement présent dans le ska et occupant alors le premier plan musical, sont réduit à une plus simple expression, reprenant les chorus, par exemple, tandis que de nouveaux instruments font leur apparition, comme une seconde guitare mélodique reprennant les syncopes de la basse, ou encore des pistes de violon etc..

Enfin, le Rocksteady marque le grand retour du chant. Suivant la mode américaine et le changement du Rythm'n'Blues à la Soul, et aussi grâce à l'amplification électrique, les groupes de chanteurs passent de 5 à 3. Les harmonies sont alors plus amplement travaillées tandis que la partie vocale devient centrale dans l'enregistrement des morceaux..

On peux entendre cela, par exemple, dans la version des Heptones du titre de Sam Cooke, Only Sixteen, sorti en 1967 sur leur album eponyme.




The Heptones - Only Sixteen

Treasure Isle Time !


Pendant la période Rocksteady, les principaux producteurs sont toujours les même, Coxsone pour Studio One ainsi que Prince Buster pour Blue Note. A cette époque on voit aussi commencer de nouveaux producteurs, comme Sonia Pottinger avec ses labels Gay Feet (de Gay, joyeux..), Tip Top, Rainbow et High Note mais aussi Bunny Lee pour les labels Jackpot, Third World, Lee's et Striker Lee et enfin Leslie Kong pour le label Beverley's.

Cependant, le roi incontesté de la période Rocksteady est Duke Reid, que nous avons présenté dans le premier article. Ainsi, l'ancien flic aux manières peu diplomates, qui envoyait des mecs casser des gueules et du matos dans les sounds concurrent, a su à cette époque capter la finesse et le romantisme du son Rocksteady...

Très impliqué dans la production de ses studios -- on raconte qu'il avait en permanence, dans son magasin de liqueurs, une enceinte reliée au studio d'enregistrement, et qu'il n'hésitait pas intervenir en pleine session d'enregistrement afin de corriger les musiciens -- le label Treasure Isle va, au cours de la deuxième partie des années 60, presser des titres qui feront les grandes heures du Rocksteady, comme Rock Steady d'Alton Ellis, The Tide Is High des Paragons, ou encore le magnifique hit des Melodians, You Don't Need Me.



The Melodians - You don't need me

Le business de la musique change aussi à cette époque. La démocratisation des premiers lecteurs de disque permet à de plus en plus de personnes de s'équiper, et ainsi la demande en disques va peu-à-peu s'élargir, passant d'un marché principalement destiné aux sound systems, à un marché aussi destiné aux particuliers. C'est à cette époque que les premiers studio d'enregistrement indépendant des sound systems apparaissent, produisant une musique destinée à être achetée par les particuliers.

Ainsi, la place de plus en plus importante des studio d'enregistrement permet un plus grand travail en studio des morceaux et compositions. On voit d'ailleurs à cette époque une toute nouvelle génération de musiciens investir les studio, faisant concorder le changement de style avec un changement de personnes. Ces musiciens allaient alors d'un studio à l'autre, enregistrant tour à tour pour chacun des producteurs de l'île.

Un de ces musiciens, un ancien des Skatalites est souvent crédité comme celui ayant participé aux principales innovations du Rocksteady. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, si Lynn Taitt fut rapidement le musicien attitré de Duke Reid pour Treasure Isle. Celui-ci dirigeait alors les sessions d'enregistrement et les témoignages de l'époque rapportent que l'ambiance y était très chaleureuse, ce qui concourait alors à l'innovation et l'inspiration. De plus, Lynn Taitt était originaire de Trinidad, ce qui lui donnait un point de vue différent sur la musique produite, avec des influences extérieures, comme le calypso ou la soca.




Austin Faithful - Cry No More for Me

Derrick Morgan - I'm the Ruler

I'm the Ruler


Un autre phénomène se développe en Jamaïque après l'indépendance: la violence politique. Tout commence autour des gangs de rue de Kingston, qui sont décrit comme suit dans Bass Culture:

Les gans de rue faisaient partie de la vie des bas quartiers de Kingston depuis aussi longtemps qu'on pouvait s'en souvenir, mais c'est après la Seconde Guerre mondiale qu'ils commencèrent à s'organiser. Ceux-ci se répartissaient en quatre bandes principales: les Vikings, dominant la zone du front de mer de Newport East, se spécialisaient dans le dynamitage du poisson et le détroussage des bateaux et des marins ; les Parks, originaires de Denham Town, s'enorgueillissaient de leurs compétences de pickpockets ; les Splanglers de Charles Street, supporters du sound-système de Duke Reid, impeccablement vétus et arborant des boucles de ceinturon surdimensionnées en signe de reconnaissance se considéraient au-dessus de la délinquance urbaine ; et les plus dangereux de tous, les Salt City (connus plus tard sous le nom de Pheonix City, immortalisés par la chanson éponyme des Skatalites), basés à Salt Lane, à proximité de Spanish Town Road, arboraient couteaux et machettes comme outils de base et de prédilection pour leur spécialité: le vol à la tire.


Bob Marley, Peter Tosh et Bunny Wailer
détail de la pochette de l'album Soul Revolution
Part II

Cependant, alors que jusqu'au début des années 60, ces gangs se battaient rarement entre eux, cela change rapidement après l'indépendance. Le système bi-parti instauré en Jamaïque, avec d'un coté le JLP, Jamaican Labor Party, conservateur de droite et proche des États-Unis, et d'autre part le PNP, People's National Party, le parti libéral, plutôt à gauche, se retrouve pris dans la politique internationale de cette époque.

D'un coté, le JLP est soutenu par les États-Unis qui souhaitent garder une influence en Jamaïque. Ainsi, ceux-ci fournissent rapidement à tous les gangs qui soutiennent le JLP des armes en grand nombre. En réaction à cela, le PNP trouva alors à se fournir en nombre équivalent d'armes auprès de Cuba.

Ainsi, après quelques années, la vie politique en Jamaïque tourne à la violence généralisée, en particulier au moment des élections. C'est dans ce contexte qu'émerge le personnage-type du Rude Boy. Le rude boy, c'est ce gamin du ghetto qui n'a pas eu d'éducation et qui vit de vols et de racket, qui n'hésite pas à faire le coup de poing ou à servir d'homme de main pour un parti politique ou un autre...

Un grand nombre de chansons de l'époque font réfèrence à ce personnage, comme Simmer Down de Bob Marley and the Wailers, qui propose aux Rude Boys de se calmer, ou encore Judge Dread, de Prince Buster, qui met en scène une parodie de tribunal où des rude boys sont jugés et condamnés à 400 ans de prisons. On retrouve aussi des chansons soutenant, au contraire les rude boys, comme Derrick Morgan qui répond à Prince Buster et son Judge Dread avec le titre Tougher Than Tough.


Prince Buster - Judge Dread

Derrick Morgan - Tougher Than Tough

Un peu plus tard, en 1972, Jimmy Cliff incarnera à l'écran un Rude Boy dans le film The Harder They Come, inspiré d'un fait divers à propos d'un certain Rhyging, un gangster jamaïcain des années 1930 devenu héros populaire avant d'être abattu par la police.




The Starlites - You're a Wanted Man

Rivers of Babylon


Un autre phénomène émerge aussi durant les années 60 en Jamaïque: la croyance rasta. Issu d'un mouvement ayant commencé dans les années 30, la popularité des croyances rasta va en grandissant au cours des années 60. L'exode rural et l'entassement dans des ghettos comme Back-O-Wall, littéralement Dos au mur, amène parmi la population pauvre un certain nombre de rastas, dont le message d'espoir et de rébellion trouve des oreilles très réceptives.

Le mouvement rasta, sur lequel nous reviendrons en détails dans le prochain article, est un ensemble de croyances et de pratiques diverses comportant un mélange de croyances chrétiennes avec d'autres influences, en particulier africaines et indiennes. Les rastas s'identifient symboliquement aux Juifs en exil à Babylone, et prêchent le retour au pays, Zion, symbolisé par l'Ethiopie, terre mythique de la reine noire de Sabbah. De plus, une extrême majorité de rastas croient en la divinité de l'empereur Hallié Selassié d'Ethiopie, ayant regné de 1930 à 1936 et de 1941 à 1974.



Ainsi, en 1966, les autorités Jamaicaines, prenant note de l'influence grandissante de ces croyances, invitent Hallié Selassié, probablement dans l'espoir d'en tirer une certaine légitimité auprès des adeptes de rasta. Làs, l'attroupement est si important que la descente de l'avion est compromise et l'on doit alors faire appel à Mortimer Planno, un prédicateur rasta très populaire -- Bob Marley fut par exemple un de ses élèves -- comme médiateur entre la foule et les autorités. L'empereur est acclamé ensuite sur tout le parcours après la sortie d'avion, et Mortimer Planno invité à toutes les célèbration officielles durant cette visite, obtenant alors une légitimité jusqu'alors impensable.

Cette visite aura d'intenses répercussions sur les croyances et idées politiques Jamaïquaine tant elle marqua les esprit.. C'est à cette époque que commencent à apparaître des chansons aux paroles autrement inspirées que les titres romantiques des débuts du Rocksteady, comme par exemple le hit mondial Rivers of Babylon composé originellement par les Melodians, et qui reprend le psaume 137, où les Juifs se rappellent les temps où ils devaient chanter pour le plaisir de leurs maîtres, durant l'exil à Babylone...




The Melodians - Rivers Of Babylon

A Long Story..


Voila, c'est tout pour cet article... Et c'est à la fois trop court et trop long :-) Si vous êtes intéressés et que vous souhaitez en lire ou écouter plus, vous pouvez aller tout droit acheter livre Bass Culture, écrit par Lloyd Bradley et édité, en Français, par les excellentes édition Allia.

On peux écouter une très bonne séléction des titres enregistrés par Lynn Taitt sur l'album Hold Me Tight: Anthology 1965-1973, édité par le label Trojan.

Une autre excellente compilation centrée sur Lynn Taitt ainsi que Derrick Morgan est éditée par le label Pressure Sounds sous le titre Red Bumb Ball

Il existe enfin un grand nombre de rétrospectives récentes de l'époque Rocksteady, par studio ou pas. On peux citer, par exemple, The Bunny Lee Rocksteady Years sur le label Moll-Selekta ou encore Get on up! joe gibbs rocksteady 1967-1968 sur le label Rocky One.

Pour le reste, à vous de chercher. Comme à l'époque les artistes ne sortaient rarement plus d'une poignée de singles, et jamais d'albums, ce genre est remplis de perles et autres pépites trouvées sur des compilations ou des disques de l'époque...

Le prochain article reprendra un peu avant, dans les années 30, afin de tenter d'expliquer une partie des croyances rasta. En effet, cela est maintenant nécessaire afin de pouvoir expliquer le prochain mouvement musical qui suivra le Rocksteady, le Reggae..

Pour se quitter, je vous laisser avec une petites sélection de reprises en version Rocksteady... Je donnerai dans le prochain article les morceaux d'origine, mais vous devriez en identifier quelques-uns en attendant :-)



Derrick Morgan - Don't Play That Song

Tomorrows Children - Bang Bang

Tony Tribe - Red Red Wine

Peter Tosh - Give me a Ticket (aka The Letter)

Leroy Housen - I Die A Little Each Day

The Tennors - Weather Report