Depuis le 24 novembre dernier, je vous ai obligé, amis lecteurs, à complètement bousculer le déroulement classique de nos déambulations dans le Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre pour, un temps, quitter la salle 5, dont nous avions à peine entamé la découverte en nous penchant sur la première de ses vitrines, et nous rendre tout de go dans la salle 12, la grande Galerie Henri-IV, entièrement consacrée au temple égyptien.
En dirigeant immédiatement nos pas vers la gauche, dans la partie médiane, nous avions rapidement admiré une infime portion de ce que les égyptologues appellent le " Mur des Annales" de Thoutmosis III avec une petite quarantaine d'imposants fragments de grès d'une vingtaine de centimètres d'épaisseur provenant d'une des parois du temple d'Amon-Rê, à Karnak, relatant quelques-unes de ses incursions militaires au Proche-Orient.
Rapidement parce que je n'avais quasiment fait aucun commentaire à leur sujet, préférant le 1er décembre, brosser un rapide historique des conditions dans lesquelles l'inscription fut rédigée, le mardi suivant, évoquer la personnalité du souverain lui-même et le 15 décembre, avant de prendre congé de vous, de tenter d'établir une sorte de grille de lecture permettant de mieux interpréter ce grand ensemble.
Aujourd'hui, je vous propose d'entrer dans le vif du sujet et d'accorder toute notre attention à la première des 17 campagnes que le jeune roi - il avait alors une petite trentaine d'années - mena dans cette Asie toute proche : celle de l'an 23.
Probablement dû à un scribe royal du nom de Tjanouny, ce texte gravé sur le contre-parement que Thoutmosis III avait ajouté afin de masquer la paroi des salles d'offrandes érigées au nord du sanctuaire de la barque d'Amon par la reine Hatchepsout, relate la défaite des coalisés de Mégiddo, place forte cananéenne située au nord-ouest de la Samarie, actuellement Tell el-Mutteselim, à quelque quatre cents kilomètres des frontières égyptiennes ; une sorte de verrou entre le sud du couloir syro-palestinien et la côte phénicienne.
Loin de moi l'idée d'en rédiger ici une classique hypotypose en empruntant une plume trempée dans l'encre stendhalienne pour, tel le jeune Fabrice del Dongo de la Chartreuse de Parme à la bataille de Waterloo, vous imposer des détails militaires et les descriptions plus que minutieuses aux fins d'espérer vous "donner à voir" l'événement d'une manière spectaculaire. Et ceci, d'abord pour une raison très simple : pour autant que je me tienne au sens littéral du terme, et n'en déplaise à la majorité des historiens, il n'y eut pas de bataille véritable à Mégiddo !
Vous aurez beau triturer les textes, beau essayer de leur faire dire ce que jamais ils n'affirment : s'il y eut un grand nombre de vaincus, il n'y eut que fort peu de victimes (83) car pas de réel combat mutuel. C'est, vous l'aurez deviné, la raison pour laquelle, dans le titre chapeautant cet article, j'ai assorti le terme "bataille" de guillemets...
Mais n'anticipons pas et reprenons le cours des événements dans l'ordre purement chronologique que nous offre l'inscription dont vous avez, sur le cliché ci-après qu'amicalement m'a permis d'exploiter le Dr. Dimitri Laboury, chargé de cours adjoint à l'Université de Liège, les toutes premières colonnes, en dessous de la scène du registre supérieur que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer dans une précédente intervention.
Attardons-nous un instant, si vous le permettez, pour quelque peu analyser les débuts du texte que je vous propose dans l'agrandissement ci-après.
Première constatation : les deux dernières colonnes de droite présentent des signes hiéroglyphiques tournés vers la gauche, tandis que dans toutes les autres, ils sont dirigés vers la droite. Selon le principe de base que j'ai eu déjà l'occasion de décrire, pour déterminer le sens de lecture de l'écriture égyptienne, il suffit de porter son regard dans la direction des visages humains ou, à défaut, des têtes des animaux représentés. En outre, quand comme ici, ils servent en quelque sorte de phylactère nous donnant les paroles des personnages en présence, ils épousent toujours le même sens que ceux-ci.
Si, parallèlement à cet agrandissement, vous examinez attentivement le cliché précédent, vous constaterez sans peine qu'en dessous d'Amon assis, à droite, les animaux des signes hiéroglyphiques regardent dans la même direction que le dieu thébain, alors que dans les autres colonnes de ce mur, c'est l'inverse : ils correspondent à la direction que prend Thoutmosis III lui-même.
Ce qui m'amène à énoncer un autre principe : puisque l'on sait que les textes égyptiens qui concernent une personne sont dirigés dans le même sens qu'elle, il est facile de reconnaître, quand deux êtres se font face, où débutent les paroles attribuées à l'un et celles de l'autre.
D'où une seconde constatation : sur l'agrandissement photographique ci-dessus, avec les deux colonnes du bout à droite commencent les propos d'Amon qui se lisent donc de gauche vers la droite : colonnes 2, puis 1 (→); et, à la troisième colonne commencent celles de Thoutmosis III, qui se lisent inévitablement de droite vers la gauche : colonnes 3, 4, 5 et ainsi de suite... (←).
Après avoir décliné son identité - vous retrouvez effectivement en milieu de quatrième colonne (toujours en partant de la droite de l'agrandissement photographique) le cartouche de Menkheperrê que j'avais évoqué le 8 décembre dernier -, en une courte exergue gravée de la cinquième à la moitié de la huitième colonne, le souverain nous donne la raison d'être des inscriptions, la raison d'être des Annales :
"Sa Majesté ordonna que l'on fasse établir les victoires que son père [Amon] lui avait données sur une paroi de pierre dans le temple que Sa Majesté a fait à neuf pour [son père Amon]".
Ensuite, à partir de la fin de la huitième colonne s'ébauche véritablement la relation de la campagne de Mégiddo avec, la date - le 25 du quatrième mois de la saison "peret" de l'an 22 - et, neuvième colonne, la notification du passage de la frontière entre l'Egypte et le couloir syro-palestinien, à Silè, comme je viens de le préciser ci-avant.
Neuf à dix jours plus tard, le 4 du premier mois de la saison "shemou" de l'an 23, après avoir parcouru quelque 200 kilomètres dans le désert du Nord-Sinaï, Thoutmosis III et ses troupes arrivent à hauteur de Gaza.
C'est le jour de la fête de l'apparition du roi, précise le texte, c'est à dire le jour anniversaire de son couronnement ; d'où, vous l'aurez remarqué, amis lecteurs, un changement de formulation notoire : nous passons en quelques jours du dernier mois de l'an 22 au premier de l'an 23 puisque, j'ai déjà eu aussi maintes fois l'occasion de l'indiquer, les Egyptiens de cette époque comptabilisaient les années (douze mois subdivisés en trois saisons de quatre mois chacune), à partir de l'intronisation royale.
Le lendemain, Thoutmosis III et ses hommes lèvent le camp en direction de la ville de Yéhem qu'ils atteignent le 16ème jour du mois de "shemou" et dans laquelle, selon les colonnes 18 à 56 du texte de Karnak, se tient une réunion d'état-major, sorte de conseil de guerre destiné à mettre au point la stratégie à adopter avant d'engager l'armée vers la place forte de Mégiddo.
Trois possibilités s'offrent en fait alors, trois "routes" bien distinctes ; et le souverain, contre l'avis général mais néanmoins sous l'égide divine, décide d'emprunter la plus centrale d'entre elles, la plus directe surtout, la plus imprévisible aux yeux des membres de son Conseil et, indubitablement, la plus improbable à ceux des coalisés qui, de pied ferme, attendaient ailleurs l'armée égyptienne : à l'extrémité du très étroit défilé d'Arouna.
Aussi vrai que vit pour moi et m'aime Rê, que me loue mon père Amon et que mon souffle fleurit de vie et de puissance, Ma Majesté marchera par ce chemin d'Arouna.
(Colonnes 39 à 43)
Les militaires n'ont alors d'autre alternative que celle d'acquiescer, d'entériner les propos royaux, même s'ils ne correspondent nullement à leur choix préalable :
Ton père Amon, Seigneur des trônes du Double Pays, qui préside à Ipet-Sout (= Karnak) fera ta volonté ! Et nous, nous serons à la suite de Ta Majesté en tout lieu où marchera Ta Majesté, car le serviteur va à la suite de son maître.
(Colonnes 47 à 49)
Avec les colonnes 56 à 85, nous prenons connaissance de l'avancée, dans l'exigu passage d'Arouna, de Pharaon à la tête d'une interminable théorie de chars et de soldats disposés en file indienne : ce détail pose d'ailleurs problème à l'égyptologue belge Claude Vandersleyen qui juge matériellement impossible que des chars "attelés à deux chevaux de front" puissent ainsi s'engouffrer dans semblable goulot ...
Quoiqu'il en soit, ils débouchent bien dans la plaine en face de la cité fortifiée de Mégiddo, perchée sur son promontoire et devant laquelle s'installent les troupes, déroutant ainsi complètement l'ennemi qui avait divisé les siennes pour les concentrer soit au nord, soit au sud : en fait, au sortir des deux autres routes possibles.
C'est précisément ce choix, cette tactique de pénétration en territoire ennemi à laquelle personne n'avait véritablement songé que, avec la campagne de l'an 33 à laquelle je ferai plus tard allusion, bien après "l'aède" égyptien qui rédigea ce texte de propagande, mettent aujourd'hui à l'honneur les égyptologues dans leur plus grande majorité pour parer Thoutmosis III de toutes les épithètes vantant ses hautes qualités de stratège.
Permettez-moi, amis lecteurs, ici et maintenant, d'à nouveau insister sur le fait qu'avec cette longue inscription pariétale, nous sommes en présence d'un patent éloge à la gloire du jeune roi, d'un vrai dithyrambe très certainement sinon "dicté", à tout le moins supervisé, entériné par le monarque lui-même : ses qualités de réflexion deviennent alors des vertus ayant force quasi divine ; et ses faits et gestes rapportés à l'envi prennent valeur d'exploits quasi surhumains.
Oserais-je ajouter qu'à mes yeux, nous tutoyons ici la notion de Surhomme, d'Übermensch si chère à la pensée nietzschéenne ?
Ce point me paraît en effet capital à garder en mémoire pour bien comprendre un réquisit qu'avait déjà, en 1922, suggéré l'égyptologue italien Giuseppe Botti (1889-1968) et qu'avait repris en le mettant en valeur le savant belge Jean Capart cinq années plus tard, à savoir que les récits des événements de Mégiddo, - mais aussi ceux de Qadesh qui opposèrent Ramsès II aux Hittites, connus notamment par des scènes présentes dans différents temples ramessides dont Abou Simbel est certainement le plus célèbre, ainsi que par le Poème de Pentaour dont on peut lire des passages à Karnak ou au Ramesseum -, ont été mis en oeuvre selon un schéma parfaitement identique qui pourrait même bien être originaire de l'époque des heurts avec les Hyksos dans le Delta du Nil, à la fin de le Deuxième Période intermédiaire.
C'est donc en toute pertinence que le Professeur Nicolas Grimal s'autorise à mettre l'accent, lui qui depuis quelques années étudie minutieusement cette inscription des Annales au Collège de France, sur la très forte parenté, tant lexicale que stylistique, existant entre certains pans des campagnes de Mégiddo et de Qadesh .
Irais-je toutefois, comme Giuseppe Botti le fit à l'époque, jusqu'à supputer un plagiat avant la lettre ? Je ne sais trop ; mais il appert que la ressemblance évidente caractérisant l'un ou l'autre thème évoqué, l'une ou l'autre situation décrite, ainsi que l'emploi de formulations identiques ne peuvent que laisser perplexe, voire même ouvrir la porte à la suspicion quant à la pleine véracité de l'événement historique lui-même. Car je dois à la vérité scientifique d'ajouter que, de ces événements de Mégiddo, il n'existe de source pour l'instant connue que celle des seuls textes apologétiques égyptiens.
A Mégiddo donc, si l'on en croit l'historiographe thoutmoside, l'effet de surprise sur l'ennemi fut de taille : les archers égyptiens bondirent en force, déroutant immanquablement les coalisés qui ne virent dans une retraite précipitée que l'unique solution de salut :
An 23, premier mois de shémou, le 21, jour exact de la fête de la nouvelle lune. Apparition du roi à la prime aube. Lorqu'on eut informé l'armée entière de se déployer, Sa Majesté se mit en route sur le char d'électrum, parée de ses ornements de combat tel Horus au bras tendu, seigneur omnipotent comme Montou le Thébain, son père Amon donnant force à ses bras.
L'aile sud de l'armée de Sa Majesté se trouvait à une colline au sud du ruisseau Qina, l'aile nord au nord-ouest de Mégiddo, et Sa Majesté au milieu, Amon protégeant son corps au combat, la force de Seth irriguant ses membres. Alors, devant son armée, Sa Majesté triompha d'eux. Et lorsqu'ils eurent constaté que Sa Majesté triomphait d'eux, ils se mirent à fuir vers Mégiddo à corps perdu, le visage terrifié, après avoir abandonné leurs attelages et leurs chars d'or et d'argent, tandis qu'on les tirait jusque dans cette ville en les hissant par leurs vêtements.
La seule première charge de l'armée égyptienne, l'unique avancée de sa charrerie eut pour conséquence l'abandon immédiat de toute velléité de combat de la part des troupes ennemies. Il nous faut garder à l'esprit, pour évaluer cette situation de débandade, que nous sommes ici en présence d'une "armée" de coalisés : 330 chefs en effet, précise le texte, sont à la tête de leurs propres effectifs militaires. Et même si, théoriquement, ils sont tous sous le commandement du prince de Qadesh, ces soldats doivent d'évidence manquer d'ordre, d'unité, d'esprit de groupe.
Un événement intervient alors - que, par parenthèses, je m'étonne de trouver ainsi mentionné dans cet immense panégyrique royal -, qui, selon les historiens, va contraindre Thoutmosis III à complètement changer de tactique : une véritable curée !
En effet, plutôt que poursuivre les adversaires jusqu'au pied des murailles de Mégiddo et profiter, pour les anéantir définitivement, que les portes de la cité leur soient closes, les hommes de Pharaon, de soldats, deviennent prédateurs :
Ah ! si seulement alors l'armée de Sa Majesté ne s'était pas occupée à piller les biens de ces vaincus, elle aurait mis à sac Mégiddo, à l'heure où, justement, on hissait le misérable vaincu de Qadesh et le vil vaincu de cette ville (Mégiddo), en hâte pour les faire entrer dans leur cité !
De sorte qu'au lieu de combattre, Thoutmosis III, craignant vraisemblablement les dimensions de l'ensemble des fortifications, préféra initier un siège en bonne et due forme : il fit creuser un fossé et ériger un mur de circonvallation tout autour de la ville ; enceinte à laquelle il fut donné le très éloquent nom - toujours la puissance des mots ! -, de : "C'est Menkheperrê qui encercle les Asiatiques".
Enfin, à l'est, le souverain aménagea son propre quartier général.
Envisagea-t-il, à ce moment-là, une action rapide ou s'éternisant ? Le texte semble peu disert.
A l'intérieur de la citadelle cananéenne, les assiégés connurent-ils cette fièvre obsidionale que mentionnent souvent les historiens en semblable situation ? Nulle trace évidemment dans l'inscription des Annales.
Quoiqu'il en soit, un siège de sept mois s'ensuivit jusqu'à ce que, comme indiqué au début des colonnes 88 à 103 :
... les princes de ce pays étaient venus (rampant) sur leur ventres pour se prosterner devant la puissance de Sa Majesté et demander le souffle de vie pour leur nez, tant son bras était grand, et tant était grande la puissance d'Amon sur chaque pays étranger.
Nonobstant l'évidente volonté de gonfler le trait dans le chef du lapicide commandité par Thoutmosis III pour rédiger ses Annales - propagande et auto-célébration obligent ! -, force est de reconnaître en cette circonstance précise sa supériorité et celle de ses hommes sur les forces en présence, dont la cohésion qui dut régner au sein de l'armée égyptienne ne fut certes pas la moindre des raisons.
Plus de trois cent princes coalisés pour initialement défier et annihiler la suprématie égyptienne durent ainsi capituler et s'incliner devant Pharaon à la seule fin de sauver leur vie !
Cette section relatant la première des dix-sept campagnes asiatiques du souverain qui inaugure l'inscription des Annales, se termine, après l'évocation de la reddition de la cité, par une très longue énumération du butin pris à ce vil ennemi vaincu de Mégiddo.
De cette comptabilité d'une extrême précision, je vous entretiendrai, ami lecteur, mardi 12 janvier prochain, car à présent, afin de boucler la boucle, il me paraît opportun de conclure en rameannt à l'avant-scène la notion assénée au tout début de la présente intervention : il n'y eut pas de bataille véritable à Mégiddo !
Un de mes correspondants français, Michel Sancho, ancien ingénieur général de l'Armement qui consacre avec passion une partie de sa retraite à étudier les armes des différentes époques de l'histoire de l'Egypte antique, a publié en 2008 un article extrêmement pointu à propos du char égyptien dans lequel il emploie judicieusement l'expression de "non bataille" pour qualifier les événements de Mégiddo que je viens de brièvement résumer pour vous.
Et peut me chaut, en définitive, s'il commence toutefois sa phrase par : "Mégiddo est la première grande bataille dans laquelle les chars sont cités ..." Malgré ce que j'estime, sauf mauvaise interprétation de ma part, constituer une sorte de léger contresens, je lui sais gré, au travers de son "non bataille", d'avoir ainsi pertinemment mis l'accent sur ce qui me semble être une évidence : à cause du repli quasiment immédiat des troupes ennemies qu'ils constatèrent les Egyptiens n'eurent à proprement parler pas à sa battre au pied de la forteresse cananéenne ; de sorte qu'à mon humble avis, je le répète au risque de lasser, il n'y eut pas véritablement de combats mutuels à Mégiddo en 1458 avant notre ère ...
C'est en réalité cette assertion qu'indépendamment de quelques faits marquants de la première campagne que mena Thoutmosis III au Proche-Orient dès la disparition de sa tante et néanmoins belle-mère la reine Hatchepsout, j'avais à coeur, amis lecteurs, en tablant essentiellement sur le compte rendu pariétal que nous pouvons en lire dans le temple d'Amon-Rê, à Karnak, de vous démontrer aujourd'hui.
Ai-je été probant à vos yeux ? Je ne sais ; même si, d'évidence, je l'espère.
Ceci posé, le débat, premier de l'année 2010, est donc ouvert ...