Se jouent en ce moment à Paris deux pièces qui, je trouve, sont représentatives de deux types de théâtre que tout oppose : la première est présentée au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d’Automne par la compagnie belge tg STAN, il s’agit du Chemin solitaire d’Arthur Schnitzler ; la seconde est au Théâtre de Chaillot, elle est écrite et mise en scène par le très courtisé Robert Lepage et Marie Michaud : Le Dragon bleu. Toutes deux affichent complet. Mais quand l’une mobilise une théâtralité puissante et dépouillée, l’autre offre du grand spectacle et de l’illusion efficace. Pour quel résultat ?
Comment peut-on fabriquer un si bel écrin pour une fable aussi creuse ? Les problèmes existentiels de bobos-artistes occidentaux, qu’ont-ils à voir avec la danse chinoise ? S’il faut y voir un décalage nourricier ou une confrontation dialectisante, je n’y vois qu’une mauvaise écriture. Non, on ne s’improvise pas auteur. Le texte regorge de mots bon marché, les personnages sont caricaturaux, les situations se veulent émouvantes mais dégoulinent de bons sentiments… Le début pourtant était encourageant : Pierre Lamontagne s’exerce à la calligraphie en nous expliquant ses principes. Il présageait un spectacle poétique et visuel, nourri par une esthétique orientale, rempli d’effets beaux et coûteux ; au lieu de cela, c’est un vaudeville enrobé, une comédie sentimentale adaptée au théâtre. Les images sont belles, les tableaux réussis. Mais pour quoi faire ? Un masque rutilant nous détourne de l’essentiel : cette pièce ne nous dit rien sur ce que nous sommes.
Face à l’illusion léchée et au psychologisme se dresse le dénuement et la théâtralité des tg STAN : quatre amis flamands sortent du conservatoire d’Anvers et créent leur propre compagnie sur la base du collectif et du plaisir de jouer : Jolente De Keersmaker, Damiaan De Schrijver, Frank Vercruyssen et Sara de Roo. Aujourd’hui, ils fêtent leurs vingt ans en compagnie de Schnitzler au Festival d’Automne de Paris, comme chaque année depuis 2001.
Un homme, artiste peintre raté, revient dans son village natal, près de Vienne, au moment de la mort de la femme qu’il a aimée, à qui il a fait son seul enfant, et qu’il a abandonnée, pour avouer à Félix, qui a maintenant 23 ans, qu’il est son père. Il retrouve un ami malade, un fils récalcitrant et une famille en décomposition, tous emplis de rêves fous que peu d’entre eux pourront réaliser… Le Chemin solitaire raconte le poids du passé dans le présent, les rouages du mensonge et de la trahison, l’irréversibilité de nos actions, et pose la question : de quelle façon les choix individuels peuvent-ils influer sur le cours d’autres existences ? Le tg STAN (Stop Thinking About Names) se la pose lui aussi, en y ajoutant celle de la scène : comment représenter en Europe en 2009 le destin d’une Vienne fin de siècle ? Comment incarner huit personnages quand on n’est que cinq ? Comment désamorcer tout psychologisme ? Enfin, comment “construire en temps réel et collectivement la spécificité d’une rencontre” ?
La pièce est débarrassée de tous ses oripeaux : les costumes sont modernes, tout en étant presque imperceptiblement inappropriés (une femme avec un pantalon d’homme notamment), les décors dépouillés, des “sculptures-minute” du plasticien Erwin Wurm, des accessoires posés ça et là, dessinant une sorte de trajectoire labyrinthique (une bouilloire, une boîte à chaussures en guise de valise, un sac en cuir pour la besace du médecin, des feuilles blanches tachées à l’usage pour les tableaux…), les lumières sourdes (du néon), la musique saturée (répétitive, bruitiste)… Le spectacle, lui, est débarrassé de metteur en scène (rôle endossé par le collectif), de psychologisme (le principe est le suivant : “s’attarder moins sur les sentiments eux-mêmes que sur leur formulation, moins sur des personnages donnés que sur la mécanique des relations” – lu dans la brochure), et de personnages (les acteurs endossent plusieurs rôles et en changent devant nous – en énonçant parfois le mot “changement”, ce qui ne manque pas de faire rire la salle entière – comme ils changent de vêtements). La relation à la salle instaurée est basée sur le plaisir : plaisir de jouer, plaisir de regarder, plaisir de dire, plaisir d’entendre… Les comédiens se jouent des mots, les prennent et les tordent, les pressent et les mordent, jouets interchangeables, mécanique déconstruite, découverte du langage… On rit, on rit, on rit !
Comme la musique passe d’enceinte en enceinte, les acteurs se passent les personnages et les mots, comme si chaque rôle était une exitence possible pour chacun. Ils font, défont, enfilent, enlèvent, jouent. La play devient game entre la scène et la salle. “Il ne s’agit pas tant de l’histoire d’un personnage donné, mais de l’histoire entre un acteur et son personnage. [...] Le théâtre, c’est prendre le risque d’être découvert derrière son personnage.” Le tg STAN décortique le théâtre, l’interroge, le confronte à lui-même, sans pour autant offrir un spectacle nombriliste. L’illusion est déconstruite ; le mensonge est dévoilé par le père à son fils comme par l’acteur au spectateur, la bouilloire siffle mais personne ne prend le thé, les tableaux sont vierges mais ils sont là.
Le texte d’Arthur Schnitzler, d’une épouvantable beauté, est à la fois admiré et trituré, montré et démonté. Et quel texte ! Rien à voir avec le scénario romantique sino-québécois qui, s’il avait été meilleur, aurait allègrement accompagné l’énorme machine visuelle de Chaillot. Le Dragon bleu et Le Chemin solitaire, ce sont le “théâtre du temple” et “le théâtre de foire” (Paul Valéry), le théâtre prêt à consommer et le théâtre ouvert, le théâtre sous vitrine et le théâtre vivant. Si les spectateurs sont bel et bien solitaires devant les écrans de Lepage, dans une configuration illusionniste quasi-cinématographique, ceux du tg STAN sont au contraire rappelés au collectif par le biais de la scène. “Le chemin solitaire, les STAN le jouent solidaire“. Chez eux, il n’est de solitaire que le personnage, et encore…