Magazine Société
Gaza, zone d'ombre - Coupez
de Gideon Levy
Trois ans après qu’elle ait été fermée aux médias israéliens et un an après l’opération Plomb durci, Gaza n’est plus qu’une collection de souvenirs.
Vendredi dernier, le téléphone a sonné chez moi. C’était Munir. Nous ne nous étions pas parlé depuis plusieurs mois et chaque conversation avec lui suscite en moi des sentiments forts. Cela faisait trois ans le mois dernier que nous ne nous étions pas rencontrés.
Je m’en souviens très bien : nous roulions ensemble vers l’école maternelle d’Indira Gandhi (le propriétaire de cette école de Beit Lahia - Bande de Gaza - portait le nom de la défunte dirigeante indienne). Deux jours auparavant, les Forces de défense israéliennes avaient tiré un missile près d’un minibus qui transportait des enfants, en tuant deux, plus des passants, ainsi que leur jeune enseignante, Najwa Halif - tout cela sous les yeux d’une vingtaine d’enfants qui se rendaient au jardin d’enfants.
Quand nous sommes arrivés dans cette école maternelle bien entretenue, financée par des donateurs d’Allemagne, Ghandi nous a montré les dessins des enfants : des gosses étendus sur le sol et saignant, une enseignante dans une mare de sang, un avion et un char d’assaut tirant des murs de missiles. C’est avec cela que les gamins du jardin d’enfants d’Indira grandissent. Ce fut aussi mon dernier souvenir de la bande de Gaza. Depuis, je n’ai pas été autorisé à y retourner.
En effet, depuis trois ans, Israël interdit aux journalistes locaux d’aller à Gaza, mais aucun ne s’insurge contre ce black-out scandaleux de l’information. Les journalistes de la télévision vont même jusqu’à collaborer, en utilisant une tactique affreusement trompeuse : des micros avec le logo de leurs réseaux sont brandis par d’autres journalistes à Gaza pour faire croire que des Israéliens se trouvent à ce moment à Gaza. Mais tout comme moi, ils n’y sont pas allés depuis trois ans. Protestation de la presse ? N’en parlons pas. D’ailleurs, qui veut aller à Gaza ?
Quand Munir a appelé, ma voix s’est mise à trembler. Oui, il me manque et je m’ennuie aussi de Gaza. Il est presque ridicule d’exprimer à des Israéliens la nostalgie qu’on ressent de cet endroit que les gens après un lavage de cerveau pensent n’être rien de plus qu’un « nid d’assassins ». Seul, quelqu’un qui s’est rendu dans la bande de Gaza pendant des années et qui a vu sa beauté et sa laideur, sa misère et sa dignité, l’impuissance et la merveilleuse résistance de ses habitants, sa pauvreté et sa noblesse, son sens de l’acceptation et de la détermination, celui-là seul peut comprendre la nostalgie pour Gaza, de tous ses sites.
Il y avait Munir, et puis Sa’ad...
Gaza, à une heure et quart de route de chez moi, est l’un des endroits qui me sont inaccessibles. Elle me manque, son peuple, ses paysages, son littoral et même ses odeurs. Et Munir me manque, et Sa’ad, ces deux chauffeurs de taxi qui m’on conduit dans les ruelles sombres et les rues les plus dangereuses, dans les camps de réfugiés les plus reculés et vers les victimes les plus misérables, les maisons en deuil et les destructions, les pertes d’êtres chers et les douleurs. Au fil des années, ensemble, nous avons bougé dans Gaza pour informer sur les actions d’Israël.
Deux années plus tard, nous nous sommes quittés avec les étreintes habituelles, peut-être pour toujours et, il y aura exactement un an ce week-end, l’opération Plomb durci commençait. Le 27 décembre, le premier de ces jours épouvantables, la première frappe aérienne, meurtrière, tuait 225 Palestiniens. Le lendemain, j’écrivais (dans mon article Le tyran voisin frappe à nouveau, du 28 décembre 2008) :
« Israël s’est lancé hier dans une nouvelle, inutile et malheureuse guerre... Une fois encore, les réponses violentes d’Israël, même si elles étaient justifiées,(ici monsieur Levy je diverge d'opinion et je suis en total désaccord) sont hors proportion et franchissent toute les lignes rouges de l’humanité, de la moralité, du droit international et de la sagesse... Les images qui ont inondé les écrans de télévisions du monde entier hier ont montré un défilé de cadavres et de blessés, chargés et déchargés des coffres des voitures particulières qui les transportaient vers le seul hôpital de Gaza, le seul digne d’être appelé un hôpital. Peut-être faut-il nous rappeler que nous sommes face à une bande de terre, dérisoire, meurtrie, dont la population est composée surtout d’enfants de réfugiés qui ont enduré des tourments inhumains... Le Hamas ne sera pas affaibli avec une guerre contre Gaza, bien au contraire.
« En peu de temps, après ce défilé de cadavres et de blessés, nous allons arriver à un cessez-le-feu de plus, comme cela s’est produit après le Liban, le même que celui qu’on aurait pu conclure sans cette guerre inutile. En attendant, laissons les FDI gagner, comme ils disent. Un héros contre le faible, un héros qui a bombardé depuis les airs des dizaines de cibles, hier, et des images de feu et de sang furent prises pour bien montrer aux Israéliens, aux Arabes et au monde entier, que la force du tyran voisin n’avait pas encore décliné. Quand le tyran se déchaîne, rien ne peut l’arrêter. »
Dans les semaines qui suivirent, j’ai souvent discuté au téléphone avec Munir et Sa’ad. Nos conversations étaient atroces, souvent coupées en raison des bombardements ou des coupures d’électricité. La Skoda de Sa’ad, dans laquelle nous avions parcouru des milliers de kilomètres, avait été touchée par un missile israélien. Munir était chez lui, tremblant d’inquiétude sur le sort de son épouse enceinte et de leurs enfants, récitant la prière du kapparot de Yom Kippour, qu’il connaissait de l’époque où il travaillait comme boucher sur le marché Hatikva à Tel-Aviv : « Celui-ci est mon échange, celui-ci est mon remplacement celui-ci est ma réparation », la récitant au téléphone depuis Gaza, sous les bombardements. Mais pour Munir et Sa’ad, et les un million d’autres habitants de la bande de Gaza, il n’y a pas d’indulgence.
Vendredi dernier, Munir m’a semblé comme d’habitude. Il essaie toujours de présenter un tableau optimiste. Sa’ad pleure et Munir réconforte, ça a toujours été leur division du travail : un chauffeur qui voit le bon et un chauffeur qui voit le mauvais. Sa’ad le pessimiste, dans sa Skoda relativement récente. Et Munir l’éternel souriant, dans sa vieille Mercedes fidèle, avec son million de kilomètres au compteur, un million de kilomètres bouclé entre Gaza et Rafah, dans les pires moments, et entre Jaffa et Gaza, dans les meilleurs. Maintenant, ils ne vont presque nulle part et n’emmènent presque personne. Ils sont assis, inutiles, au check-point d’Erez, attendant des jours meilleurs, s’il y en a à venir. Les journalistes étrangers ne vont presque plus à Gaza.
Munir m’a parlé des fréquentes pannes de courant chez lui, pendant une demi-journée voire des jours entiers, par des temps froids et pluvieux. Imaginez donc. Les pièces détachées pour voitures qui passent en contrebande par les tunnels sont de mauvaise qualité, mais on trouve quasiment de tout, ajoutait Munir, lequel trouve toujours le moyen de faire avec. Mais les prix des pièces égyptiennes défectueuses sont exorbitants. Mais même quand il a dû alimenter sa Mercedes sept places avec de l’huile recyclée utilisée pour faire frire les falafels, il ne s’est pas plaint. Pas même de l’odeur exécrable de son moteur. Les meilleurs jours de Munir, dit-il toujours, furent ceux sous l’occupation totale israélienne de Gaza - sans check-points, sans Fatah ni Hamas, avec un boulot au marché Hatikva et beaucoup d’espoirs, avec la possibilité de subvenir aux besoins de sa famille et de profiter d’une relative liberté.
Où ne sommes-nous allés ensemble, dans la Skoda ou dans la Mercedes ? Une fois, celle-ci s’est enlisée dans les sables de Gaza alors que nous allions nous informer des bombardements israéliens qui avaient propulsés des milliers de clous dans les corps et les murs. Avec le professeur états-unien/juif radical, Norman Finkelstein, nous avons dû pousser la Mercedes orange pour la remonter sur la route. Puis, nous avons été horrifiés quand nous avons vu tous les clous noirs dans les murs des maisons - preuve pour une accusation d’utilisation d’obus à fléchettes, une arme interdite contre les centres de populations. Mais qui s’en est soucié ?
Il y eut Sharon...
Une fois seulement, je me suis déplacé dans Gaza sans Sa’ad ou Munir. C’était en novembre 1989, quand le ministre de l’Industrie et du Commerce, Ariel Sharon, m’avait pris avec lui dans sa Volvo du gouvernement, pour un voyage touristique partant de son ranch Sycamore [proche de Sderot] pour aller à Gaza, et retour. Sharon, guide connaisseur de Gaza, s’efforçait de m’éclairer sur les raisons pour lesquelles Israël ne devra jamais, vraiment jamais se retirer de Gaza. Nous étions là, juste Sharon et moi, assis sur la banquette arrière, en voyage d’études, non accompagnés. Oui, c’était comme ça.
Le fait que Sharon ait parlé à l’époque du retour de dizaines de milliers de réfugiés de Gaza « vers Nazareth, Acre et Lod », le présentant comme un élément de la solution au problème des réfugiés, n’a rencontré aucun écho. Maintenant qu’il est dans le coma, à l’hôpital, Israël tient la frontière de Gaza et nul (en Israël) ne parle plus de retour de réfugiés. Puis les enfants de Kamal et Maryam...
Bien avant l’opération Plomb durci, il y a eu des scènes insupportables à Gaza. En janvier 2005, à l’hôpital Shifa, nous avons vu quatre enfants qui, tous, avaient perdu leurs deux jambes lors d’un affreux bombardement de champs de fraises à Beit Lahia. Ils étaient dans leurs fauteuils roulants, face à la fenêtre, observant en silence le monde extérieur, avec une expression morose navrante. Un an plus tard je les ai revus, sur leurs béquilles, paraissant toujours aussi perdus. Dans ce même bombardement, un agriculteur, Kamal, et son épouse Maryam, ont perdu trois fils, deux neveux et un petit-fils. Un autre de leur fils était allongé à Shifa, avec un respirateur, il a perdu ses deux jambes, une main et un œil. Où est-il aujourd’hui ? A-t-il survécu ? Y a-t-il encore des fraisiers sur cette parcelle inondée de sang ? Quand nous sommes arrivés ce jour-là, Kamal pensait encore à son fils rescapé qui avait perdu juste une jambe.
Une douzaine de gamins qui étaient sortis à leur premier jour de vacances scolaires pour aider les agriculteurs à cueillir les fraises étaient morts, longtemps avant le rapport Goldstone. La réponse automatique, à vous glacer le sang dans les veines, du porte-parole des FDI n’exprimait même pas le moindre regret : « Il faut indiquer qu’une cellule terroriste opérait de l’intérieur d’une zone palestinienne peuplée. Les FDI mènent une enquête sur l’incident. » Bla, bla, bla. L’insensibilité est toujours effrayante.
Et Maria et Hamdi...
Bien avant Goldstone, je me suis attaché à la petite Maria, qui a perdu son frère Mohammed, sa mère Na’ima, sa grand-mère Hanan et sa tante Nahad, conséquence d’un missile tirée d’un avion israélien sur une Peugeot que son père Hamdi avait achetée le jour même. C’était le premier voyage de la famille en voiture. Maria était assise sur les genoux de sa mère, sur le siège arrière, elle chantait, puis, tout a été fini.
Pendant trois ans et demi, Maria et Hamdi ont vécu à l’hôpital Alyn à Jérusalem, où Maria respirait par un tube, elle était paralysée, définitivement, du cou jusqu’aux pieds. Une fille douce qui nourrissait un perroquet à l’aide d’une cuillère qu’elle tenait dans sa bouche, actionnant son fauteuil roulant très élaboré avec son menton pendant que son père veillait sur elle avec une dévotion profonde que je n’ai jamais vue. Une fois tous les six mois à peu près, le ministère de la Défense menace de les renvoyer à Gaza ; une fois tous les six mois, un petit groupe d’Israéliens convaincus agit pour contrecarrer le décret malfaisant.
Ces dernières semaines, Hamdi semblait plus abattu que jamais. La première fois que nous l’avions rencontré, sur le sol sablonneux de sa maison à Gaza, il boitait, des suites de sa propre blessure, en état de choc total. C’était deux jours après la tragédie, et il pouvait à peine articuler un son.
Et aussi Dam Hamad...
Une autre personne à être secouée par le drame fut la maman de Dam Hamad, une fillette de 14 ans, tuée par une poutre en béton qui avait été envoyée valdinguer par un tir de missile israélien, alors qu’elle dormait dans les bras de sa mère paralysée. Quand nous sommes arrivés dans leur maison démunie de tout, dans le quartier Brazil de Rafah, la maman était allongée, muette, dans son lit. Dam était sa seule fille. Nous avons poursuivi notre route.
Tout aussi frappée par la tragédie, Islam, la fille en noir que nous avions vue lors de notre dernier voyage à Gaza, en novembre 2006. Elle se tenait assise sur un mur de pierres en dehors des ruines de sa maison, à Beit Hanoun, après avoir perdu huit membres de sa famille, dont sa mère et sa grand-mère. Au total, 22 personnes avaient été tuées en un seul instant, par des obus tirés en plein milieu du quartier, à cause d’un dysfonctionnement dans une puce électronique de l’armement d’après le porte-parole des FDI. Et on avait repris la route. Et la belle Fatma Barghout...
Nous avions rencontré la belle Fatma Barghout, dans sa vingtième année, dont le cancer du sein s’était propagé et qui était confrontée à des difficultés inhumaines, difficultés mises sur sa route par les autorités israéliennes qui l’empêchaient de suivre un traitement d’importance vitale pour elle en Israël. Une fois, elle a même été chassée du check-point d’Erez parce que son sein artificiel déclenchait le détecteur de métal : explications et suppliques n’ont servi à rien. Quand finalement elle obtint un permis pour entrer en Israël, il était trop tard. Quelques jours avant qu’elle ne meurt, à Gaza, je l’avais emmenée pour une journée de détente : à un safari à Ramat Gan, Hayarkon Park à Tel-Aviv et dans les ruelles du vieux Jaffa. Elle a pu voir des animaux sauvages, des pelouses vertes et des Israéliens sans arme, pour la première fois de sa courte vie. Et la famille Ghazal, qui nous avait invités...
Et il y a la famille Ghazal, du quartier Al-Daraj, qui une fois nous a invité à partager leur fête de l’Aïd al-Fitr : deux petits poissons salés achetés 10 NIS (nouveau shekel israélien, 1€ 80 centimes), pour nourrir 13 personnes. Tous ces héros, et toujours pas de journalistes...
C’est comme si les héros de ces colonnes, et d’autres, étaient partis avec le vent. Qui sait lesquels d’entre eux ont survécu, lesquels se sont sortis de leur tragédie - ou qui, grands dieux non, lesquels ont été tué dans l’opération Plomb durci, il y aura un an cette semaine ? Je ne saurai jamais. Je n’ai pas été en mesure d’aller reconnaître les nombreuses victimes de l’incursion militaire ; on nous a empêchés de raconter leur histoire. Gaza est toujours fermée aux journalistes israéliens, et tout le monde s’en fiche.
Voir en ligne : Ha’aretz Source Le journal des alternatives